Le vétéran récalcitrant

Deux raisons de voir Morning Glory s’affichent partout : il est écrit par la jeune Aline Brosh McKenna et réalisé par le vieux Roger Michell, deux locomotives de la comédie anglo-saxonne respectivement responsables du scénario du Diable s’habille en Prada et de la réalisation de Coup de foudre à Notting Hill. Exemples parmi d’autres d’un genre auquel tout le monde devrait s’adonner de bon coeur - aucune raison d’aimer The Philadelphia Story et de ne pas prêter l’oreille à ceux qui en héritent. La troisième raison est qu’il est produit par Bad Robot, société de J.J. Abrams qu’on n’attend pas sur ce terrain. Mais voyez plutôt.

Rachel Mc Adams s’appelle ici Becky Fuller. Ce nom suranné évoque bien sûr l’origine modeste et l’indépendance têtue de quelques grandes femmes de la screwball comedy. À ceci près qu’elle n’est pas une femme mais, comme sa mère le lui dit tristement, une fille qui a voulu vivre trop longtemps le rêve de ses huit ans - devenir productrice de télévision. Économiquement licenciée d’une petite chaîne sur laquelle elle fondait ses espoirs d’ascension, elle essuie mille refus à ses candidatures et saute sur l’occasion d’un Télématin moribond. IBS est une chaîne plus prestigieuse mais le cas de Daybreak désespérant : salaires dérisoires, chroniqueurs idiots, sujets nuls, animatrice inamovible (Diane Keaton). Becky aura plusieurs idées pour relancer l’émission : rajeunir l’habillage et ses sujets, virer son co-présentateur macho et le remplacer par une vedette du journalisme sur le déclin, Mike Pomeroy (Harrison Ford), qu’une clause contractuelle force à accepter un bien piètre emploi.

On est en droit d’attendre que la première idée vienne naturellement à l’esprit d’une productrice pas encore trentenaire. Pour réveiller une émission qui ronfle et remplacer ses insipides bulletins sur fonds bleus, envoyez monsieur météo tâter directement les vents sur une montagne russe. La nouvelle formule fait, on s’en doute, un carton sur YouTube. Mais l’audimat monte trop timidement. Le film feint de s’enthousiasmer devant les effets de cette première idée, cruelle, qui consiste à envoyer Sophie Davant dans l’arène de Michaël Youn.

La seconde idée fait le sel du film : associer la gourderie de Becky, si bien intentionnée qu’elle s’épuise en toutes circonstances dans une excitation "embarrassante", et la morosité de Pomeroy qui ne laisse aucun espoir au nouvel enthousiasme collectif. La dignité tient à coeur au vétéran, ce que l’on ne saurait dire des autres. Mais si ces derniers acceptent de rouler dans la farine, c’est au nom d’un intérêt commun que Pomeroy snobe littéralement. C’est précisément cette morosité, si l’on veut parler comme Stanley Cavell, qui fait obstacle à la refondation complète de la communauté de Daybreak. Celle-ci est suspendue à la question de savoir au prix de quelle remise en question une conversation peut s’instaurer entre la jeune productrice et le vieux journaliste, entre la fraîcheur infantile de la première et l’expérience vaniteuse du second.

L’enjeu du film ne consiste donc pas à faire naître l’amour entre eux - l’histoire que vit enfin Becky avec un jeune employé de la chaîne n’est d’ailleurs là que pour attester de ses transformations morales. Il ne s’agit pas davantage de combler l’absence paternelle - en répétant combien Pomeroy est indigne de l’admiration qu’elle et son père avaient pour lui, en indiquant suffisamment combien le souvenir de ce dernier est vivace, le scénario cible autre chose que la nécessité de se trouver une figure de substitution.

L’enjeu pour Pomeroy est de savoir à nouveau s’adresser à ses contemporains. Le personnage rappelle beaucoup celui de Bill Murray dans Un Jour sans fin, à quoi Morning Glory fait explicitement référence lorsque le journaliste, feignant de désirer couvrir une fête de la choucroute, embarque un matin Becky dans un camion régie similaire à celui de l’animateur coincé à Poughkeepsie pour célébrer sa marmotte. Même snobisme, même lassitude. Mais c’est une ruse, car Pomeroy offre à Becky un scoop à l’ancienne. Or celui-ci ne fait que rendre le personnage digne de ce qu’il a été, mais pas encore de ses contemporains, du groupe qu’il représente désormais.

Pour Betty, l’enjeu est d’assumer pleinement ses nouvelles responsabilités, celle d’une femme de 28 ans, d’une productrice dont l’émission s’adresse à tout le monde. C’est la différence que le film entend marquer entre internet et la télévision. Le premier est une agrégation infinie d’individualités anonymes où ne s’incarne encore aucune idée publique cohérente ; la seconde est le lieu d’une communauté plus locale, partagée entre ceux qui la font et ceux qui la regardent. C’est la télévision entière qui prend le visage d’une émission matinale, après des décennies à n’avoir servi qu’à situer une illusion de communauté entretenue par des pouvoirs néfastes. L’image est certes naïve - autant que Jeff Goldblum singeant ici le seul patron visible, autant que l’équipe loufoque de l’émission rappelant plus que jamais les castings des années 40. Mais elle indique aussi combien l’époque cherche à instaurer entre les publics, qu’ils soient cinéphiles, internautes, télespectateurs, une idée positive qui les réunissent.

Cela passe, on l’a dit, par la restauration d’une conversation entre la génération de Becky et celle de Pomeroy. Si Morning Glory est surprenant, c’est qu’il suit les grandes étapes de la screwball comedy - éducation des femmes, perfectionnisme moral, reconstruction d’une communauté portée par la recherche du bonheur - en enchâssant finement son traditionnel argument, la lutte des sexes, dans une lutte de générations. La vie privée de Becky ne lui pose pas véritablement de problèmes ; au contraire il est vite clair qu’elle procède entièrement de sa vie publique et que résoudre l’une résoudra l’autre. Elle se comporte ainsi en rendez vous amoureux ou professionnel avec le même empressement à plaire d’où ne se dégage qu’une maladresse fébrile, rendant toute écoute impossible. Quant à Pomeroy, il n’écoute plus que l’image embaumée de l’homme qu’il fut - comme toute une génération qui, à force de faire partout l’éloge de sa propre jeunesse, refuse à celle d’aujourd’hui de s’y mesurer.

C’est en revêtant un tablier que Pomeroy envoie enfin le signe de son acquiescement au bien qui se présente. Mais c’est surtout par le biais d’un écran de télévision qu’il lance un signe à Betty, un signe lisible et sans ambiguïté. Pour datée que soit l’émission, on voit bien que l’écran ne s’offre aujourd’hui qu’aux manoeuvres d’une entière sincérité.

par Antoine Thirion
lundi 11 avril 2011

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