#15

Coup de "D"

Conversation avec Jean-Pierre Rehm

Je n’étais pas venu à Marseille depuis 2009, où l’un de mes films avait été sélectionné dans les Écrans parallèles. Depuis le début du festival, je cherche à voir Jean-Pierre Rehm, pour discuter avec lui de l’évolution du FID et la confronter à mes expériences de réalisation et de production. Mais la semaine passe vite et le temps d’organiser l’entretien ne vient pas. C’est dimanche midi, demain le FID s’arrête. Les Cathedral Cars de Thomas Mailaender sont vernies à la Galerie Agnès B. La clim et les petits fours accueillent les festivaliers en bout de course et avec eux le directeur du FID. « Vous croyez qu’on peut trouver le temps pour une interview d’ici demain soir ? » « On a le temps maintenant, non ? »

« Le documentaire n’a pas de format »

GM : Je me suis dit cette année, en regardant la programmation, que, de plus en plus, le documentaire – je dis « documentaire » en sachant que désormais le mot n’apparaît plus sur l’affiche…

JPR : Non, non ! Regardez, c’est important, il est toujours dans le « D » du FID.

GM : C’est vrai. En tout cas, je me rends compte, moi-même producteur et réalisateur de documentaires, que le documentaire contemporain va de plus en plus vers l’art contemporain. J’ai l’impression que ça vient à la fois d’un goût, comme ici au FID, mais peut-être aussi d’une question de financement. Je le vois moi-même dans mon quotidien : il est plus dur d’obtenir des financements du CNC pour des films qu’on tire vers l’art contemporain et, du coup, ces propositions-là doivent de plus en plus être pensées pour les galeries, ou des variations de ce type d’espace.

JPR : Je n’analyse pas les choses de cette manière. Elles n’ont rien à voir en outre avec ce que vous nommez le « goût ». Une sélection, une programmation, telle que j’en espère la pertinence, n’a rien à faire avec cette catégorie supposément subjective - ou alors cela risque d’être extrêmement et dangereusement limitatif. De ce qui pro quo assez récurrent, on pourrait parler longuement. Là où je vous rejoins à 100%, c’est sur le financement. Mais il faudrait l’énoncer autrement. Vous dites : « le documentaire va vers l’art contemporain ». Pour ma part, je rappellerais, tout d’abord, qu’historiquement c’est l’inverse. Le documentaire est né de là, de l’art. Et d’un art en outre qui se donnait comme exigence, exigence jusqu’alors inédite dans la manière de se formuler, d’être justement « contemporain », avec l’obligation de se réinventer, de secouer ses hiérarchies, ses prépondérances, avec la sommation de répondre à l’époque, quitte à risquer, délibérément, de s’y dissoudre. C’est le passage de la « poésie du cœur » à la « prose du monde », si vous voulez, pour reprendre ces fameux motifs hégéliens. Or, ce passage, c’est l’avant-garde historique, celle des années 20-30, qui l’opère dans le cinéma. D’une part, parce qu’elle a fait, de l’intérieur de l’espace artistique, et j’y insiste, cette topographie est décisive, le choix du cinéma, puis, ensuite, très vite, celui de l’espace documentaire. Redéfinir les missions, les territoires, les méthodes et les gestes de l’art, cette réflexion a été menée d’abord dans les bornes spécifiques du champ artistique, quitte à prétendre ensuite étendre l’art ou, au contraire, l’exténuer, voire prétendre le nier, l’accomplir, le relever, selon les multiples versions théoriques affichées. À cela, il y avait plusieurs raisons, essentielles, à la fois politiques et esthétiques. On passe complètement à côté des enjeux et des ressources du documentaire, au risque de n’y rien comprendre, si on oublie que le documentaire, cela a d’abord été de la fiction aux ailes coupées – un peu à la manière de Kiarostami dans Ten, qui choisit de se contraindre à l’extrême, en s’imposant un dispositif résolument étroit, un dispositif, en un mot, censuré. Ou, pour le dire plus précisément, le documentaire s’est présenté lui-même comme un usage particulier du cinéma, dépossédé volontairement de ses ressources et de ses puissances coutumières : studio, scénario affiché, personnages porteurs d’un drame continu, etc. Regardez Vertov, par exemple. L’Homme à la caméra (1927), vous vous en souvenez, débute en déclarant sur des cartons être un film sans : « sans intertitre », « sans scénario », « sans décor », « sans acteur ». Cette introduction est le manifeste glorieux d’un cinéma privé de ses outils. Non pas affranchi du « théâtre » pour gagner son autonomie, comme on s’est empressé trop vite de l’exalter, mais d’abord un cinéma réduit, en somme : amputé. Et, s’il s’en fait gloire, comme d’une prouesse (d’ailleurs, et c’est fort intéressant, le film est tout entier sous l’aiguillon d’une course à la prouesse, comme s’il fallait doubler la mise après le déficit affiché, et qui se donne aussi pour la prouesse requise de la course après l’aujourd’hui), Vertov revendique d’abord cette victoire paradoxale sous le coup d’un dénuement initial. Donc, ce n’est pas le documentaire qui va vers l’art contemporain : le documentaire n’est pas un genre, c’est originairement le nom d’une décision délibérée, d’un appétit de mouvement, qui s’initie au lieu d’où l’art a dû tirer les conséquences de sa volonté de coïncidence avec son époque. Tout cela, bien sûr, dit beaucoup trop vite – il faudrait notamment entrer dans le détail historique et géographique, c’est-à-dire politique, de cette affaire, mais une chose est certaine, c’est que cette origine et ses attendus sont étrangement ignorés ou presque toujours refoulés. Vous le savez bien, le documentaire s’est encore, jusqu’à il y a très peu, revendiqué comme une pratique autre, sans rapport, voire franchement antagoniste à la fiction. Sans même parler d’art contemporain ! Un peu comme le cinéma expérimental, au fond, qui s’est inventé une forteresse, si le documentaire n’avait pas été rattrapé par la télévision. Et nous revoilà sur la question du financement. Comme vous le savez, les années 70, en France au moins, ont produit une série de pratiques amateurs du métier, acquises au moment des luttes politiques, qui ensuite se sont retrouvées au chômage technique quand les grandes causes se sont petit à petit desserrées. Beaucoup de réalisateurs ont acquis leur métier de cette manière et là, autre coïncidence que celle du « contemporain » entendu par les avant-gardes (même si ce discours a pu souvent s’articuler autour de cet impératif), c’est la télévision qui a recruté ceux dont elle avait besoin pour ses programmes. Le documentaire ne coûtait pas cher et la télévision se prétendait le lieu de cette coïncidence. Au départ, la télévision achète des unités de programme. Puis, au bout d’un moment, elle s’est dit : pourquoi, au lieu d’acheter du tout-fait, ne commanderait-on pas ? Petit à petit, c’est devenu : pourquoi on ne prescrirait pas ? Non seulement on achète, mais on va prescrire la façon dont ça va être fait. Et là, c’est devenu un mouroir : les films ne parlent plus des choses, de ce qu’il s’agissait de documenter, ils obéissent à celui qui va diffuser, c’est-à-dire aux fantasmes fort inquiets de ce qui serait supposément bon à diffuser. Donc, il y a une espèce d’extinction de ce que peut entraîner la commande, pas seulement économiquement, mais aussi en termes de résultats. Et encore une fois, ce n’est pas tant la commande qui est en cause, que la manière, dont celle-ci, s’exerce sans réel appétit. Du côté du cinéma, il y a eu une grande suspicion, car le documentaire a été assimilé à la production télévisuelle. Demandez à n’importe qui : le documentaire, c’est ce qui passe à la télé.

GM : C’est du reportage.

JPR : Oui. Mais même avec une ambition plus large, dans la représentation commune, sans parler des facilités du reportage, le documentaire, c’est désormais ce qui a pour vocation de passer à la télé, c’est ce qui appartient toujours déjà à la télé. Quelquefois, ça va en salle, comme une espèce d’extension, si vous voulez…

GM : Une espèce de promotion…

JPR : Oui, une promotion, un élargissement du format. Alors que la fiction, si ça passe à la télévision, c’est un rétrécissement. Mais je ne dis pas que le véritable format du documentaire, c’est l’écran cinéma. Non, simplement que ce n’est certainement pas le seul écran de télévision. Ce que je trouve intéressant, c’est que le documentaire n’a pas de format. C’est sûr, pour moi, la fiction a le format salle – encore qu’avec les séries de haute ambition qui se font jour récemment, il faudrait revoir sa copie – en revanche, le documentaire n’a pas de format.

GM : Il n’a pas de format, ou il a tous les formats.

JPR : Tous les formats, oui. Mais cela veut surtout dire, du coup, qu’il n’en a pas un à lui, en propre. Non seulement il a cette souplesse-là, d’épouser tel ou tel format, mais cette souplesse le caractérise. Je parle bien sûr d’entreprises qui ne sont pas au départ « jivaroïsées », qui n’ont pas cru nécessaire de décider au départ de leur format – car il y en a malheureusement beaucoup.

GM : Il y en a qui prennent cela pour une obligation.

JPR : Des objets qui ont déjà décidé de leur format, on ne peut que respecter leur décision. On ne peut que les laisser à eux-mêmes ou à ceux que ce format ne rebute pas. Il peut s’y trouver d’ailleurs des choses de qualité, mais le propos, justement, n’est pas seulement qualitatif. Il s’agit plutôt, et alors la tâche suppose une autre détermination et un autre courage, de ne pas renoncer à investir un champ des possibles. À l’inverse de la fiction qui a décidé de son format préférablement – il vaut mieux pour elle qu’elle ait décidé de son format. Il y a aussi de la fiction qui a décidé de petits formats d’ailleurs, et je ne parle pas seulement de la fiction télévisuelle… Donc, ce que je recherche, c’est cette courageuse indéfinition, et il se trouve que souvent elle rejoint ou recoupe la part – et je dis bien la part – de ce qui m’intéresse dans l’art contemporain. Encore une fois, de la même façon que dans le cinéma il vaut mieux s’épargner les généralités, de même quand on parle d’art contemporain, cela recouvre des pratiques et des enjeux extrêmement diversifiés. Une part de ces enjeux ne me concerne absolument pas, je la trouve académique, anémiée, voire réactionnaire. Et dans ce qui m’intéresse se trouvent incluses beaucoup de choses, y compris des opérations cinématographiques et documentaires spécifiques, ou des points de contact avec les questions qui me paraissent importer aujourd’hui. Donc, pour reprendre une fois de plus, pardon, votre expression, mais j’y insiste parce qu’il y a de la confusion à cet endroit, confusion nourrie d’ignorance ou de malveillance, ce n’est pas tant le documentaire qui irait vers l’art contemporain, comme si se cherchaient là, à nouveau, quelques galons, une légitimité marginale, une voie de garage un peu chic. Non, ce qui m’intéresse dans les pratiques artistiques contemporaines, ce n’est pas tant qu’elles accueilleraient, magnanimes – comme plusieurs galeries, et pas des moindres, commencent à le faire – le documentaire. Ou, inversement, quand celui-ci mimerait, plus ou moins à l’aveugle, des gestes repérés de l’art contemporain – de cela aussi, existent des exemples guère stimulants. Mais bien quand il y a une espèce de continuité, une communauté d’intérêts, fabrication d’un vocabulaire et d’une grammaire comparables pour se risquer à des « phrases » artistiques qui peuvent entrer en résonnance.

« Tout film est dans une difficulté de trouver des financements, sauf à obéir à ce qu’attend le financement »

GM : Le risque encouru par le documentaire, parfois même ne serait-ce que par rapport à ses conditions de production, à ses difficultés à trouver les fonds, c’est qu’il peut aussi se contraindre à un format qu’il imagine être celui des galeries.

JPR : Certes. Mais écoutez, si on raisonne comme ça… On peut le faire bien sûr, mais c’est comme les lamentations au sujet de la télévision : c’est se focaliser sur ce qui fait échec, ou ce qui n’est pas intéressant. Alors j’essaie de ne pas trop perdre mon temps et de prendre en compte ce qui me paraît nourrissant, ce qui parvient à engager un début de dialogue avec les urgences d’aujourd’hui – reste à les définir. D’ailleurs, c’est pareil pour les films qui sortent en salle, non ? Combien de films s’agenouillent devant l’obédience à un type complètement éculé d’écriture scénaristique ? Combien de films imaginent que l’acteur ne peut être qu’au centre, etc. ? Et pourtant, personne ne jette la pierre. Enfin si, certains, mais je trouve ça passablement fastidieux. Je préfère chercher des accidents, des mouvements. Mieux vaut réfléchir à partir de ce qui nous nourrit plutôt que de ce que l’on sait d’avance stérile, vous ne croyez pas ? Après, il y a le problème économique, effectivement. Tout film est dans une difficulté de trouver des financements, sauf à obéir à ce qu’attend le financement. Il y a des films qui ne sont que la vérification de leurs financements. Évidemment, la galerie peut représenter cette possibilité d’une manne, par force modeste, mais qui peut rendre possible tout ou partie. Un exemple que je trouve pertinent, c’est le cas de la palme d’or à Cannes d’il y a deux ans, Oncle Boonmee. Son montage financier est très particulier : un producteur espagnol, un producteur anglais et un producteur français, Anna Sanders. Déjà, si on connait l’histoire d’Anna Sanders, on sait que c’est une aventure de production qui réfléchit depuis longtemps sur ces questions, et de manière remarquable. Charles de Meaux, Pierre Huyghe, Xavier Douroux et leurs complices, vous les connaissez… Ils viennent du champ de l’art, et de la part d’individus qui se sont posé des questions relatives à la production, mais aussi à la diffusion. Le film d’Apitchatpong a été un montage complexe. La première apparition publique de cette aventure, ça a été dans un musée à Munich, qui a produit, qui a rendu possible physiquement certaines parties du film. Après cela, grâce à cette présentation, il y a des investisseurs privés qui sont venus acheter des morceaux du film. C’est ainsi que le film a été rendu possible et a existé ensuite dans un cadre de cinéma. Ces affaires sont liées au comment on fait quand il y a nécessité de faire. Il faut trouver des astuces et, même si c’est laborieux – et ça l’est souvent – c’est bien plus passionnant. On réalise souvent d’ailleurs que de telles astuces de production ne restent pas extérieures aux films ainsi produits. Il y a comme une contamination joyeuse, affirmative, qui parcourt le film entier, et offerte en partage aux spectateurs.

Propos recueillis par GM à Marseille, le 10 juillet 2011.
Merci à Gaëlle Berrehouc et Jean-Pierre Rehm.

par Guillaume Massart
mardi 23 août 2011

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