Entretien #4

UN PEU PLUS QUE DU LANGAGE

La beauté n’est-elle pas un problème ? Quel rapport faites-vous entre celle du monde et celle des images ? Y-a-t-il un risque à célébrer des choses qui ne sont pas positives ?
Il peut y avoir un risque d’ironie dans l’écart de l’image à l’objet. En même temps, la beauté n’est pas une chose dont il faut avoir peur. Il faut au contraire toujours permettre qu’elle arrive. Je pense à Crossroads (1976) de Bruce Conner, un film extrêmement beau et pourtant entièrement constitué d’un found footage de tests atomiques des années 1940. Je me sens assez éloigné de cette ironie, mais c’est aussi d’où le film de Conner tire sa force.

C’est la différence entre beauté et forme qui n’est souvent pas faite. Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa a été très violemment attaqué sur ce problème précis de la beauté. Il lui était reproché de faire un portrait sublime de la misère.
Mais l’esthétique doit également être un souci dans les quartiers pauvres. Peut-être que les gens qui y vivent n’ont pas le privilège de profiter de cette beauté. Peut-être ne la voient-ils pas. Pendant le tournage de One Way Boogie Woogie (1977), alors que je filmais dans une zone industrielle, j’ai été arrêté plusieurs fois par les responsables d’une usine. Ils pensaient que je faisais de l’espionnage industriel, ou alors du terrorisme. C’était en 1977, avant l’ère du terrorisme domestique. J’ai dû me présenter dans leurs bureaux et prouver ma légitimité afin d’obtenir une autorisation. Le gérant m’a reçu. Alors que je présentais certains plans en évoquant Mondrian ou Hopper, il m’a interrompu par un hurlement. Je pensais être mis à la porte, mais il appelait en fait sa secrétaire pour lui montrer “la beauté de leur misérable quartier”. Il a fallu un petit cours d’art pour qu’ils m’autorisent à filmer. Ce qui me gêne dans l’argument de ne pas montrer les quartiers misérables, c’est qu’il vient généralement de ceux qui ne font absolument rien pour les arranger. La culpabilité guide ce genre de réaction.

Les personnes qui ne peuvent pas supporter de le voir à l’écran ne pourraient pas non plus supporter d’y vivre. Quand vous voulez filmer un lieu, êtes-vous concerné par sa beauté ou par le fait de le rendre beau ?
Je conçois chaque plan en fonction de la manière dont la lumière frappe un objet, dont elle décrit un paysage ou un espace, modifie les coordonnées spatiales, crée des ombres, etc. Encore une fois, je n’ai pas peur de la beauté et j’aime les belles choses. Mais la beauté n’est pas un standard.

La chance et la durée rentrent donc en ligne de compte dans la composition du plan. La chance comme paramètre mathématique, mais aussi puissance de révélation d’une image. Êtes-vous surpris par vos images ? Des choses arrivent que vous n’attendiez pas ?
Mes premiers films portent précisément sur ces aspects. 11 x 14 (1976) et One Way Boogie Woogie sont des films dans lesquels une chorégraphie fut soumise à la perturbation ou à la modification d’une donnée imprévue. Le résultat était parfois mauvais, parfois heureux. A force, vous obtenez de plus en plus d’évènements heureux. Peut-être une preuve que l’on produit aussi sa chance. Juste après le plan de la cheminée dans 11 x 14 (voir première partie), un avion atterrit. J’ai allumé la caméra lorsque l’avion arrivait, sachant que son ombre le suivrait. Le plan a été construit afin que deux avions, l’un en volume et l’autre en ombre, se succèdent. Je n’avais pas prévu l’arrivée de deux bus transportant des passagers et roulant l’un à côté de l’autre, tournant à gauche juste avant l’arrivée de l’avion. Cela rend le plan dix fois plus dramatique. Les bus focalisent votre attention et vous ne regardez plus l’avion arriver. C’était une expérience de jeunesse marquante qui m’a fait penser que je pouvais prévoir et chorégraphier un plan tout en espérant que quelque chose d’imprévu vienne interagir. J’ai d’ailleurs refait ce plan dans Los.

Le son intervient-il de la même manière dans ce processus, pour déranger l’attention ?
Je n’ai pas tourné en son synchro avant la fin des années 1990. Tout était jusqu’alors post-synchronisé à partir d’un son enregistré a posteriori. Mes premiers films en son direct sont ceux de la trilogie californienne, El Valley Centro, Los et Sogobi (1999-2001). Cela peut sembler absurde, mais je n’avais tout simplement pas pensé m’occuper simultanément du son et de l’image. Je me suis beaucoup amélioré depuis en post-synchronisation et je continue à manipuler les bandes-son dans le but de créer une réalité plus réelle. Hormis quelques-uns de mes premiers courts-métrages, je n’ai pas fait de films entièrement silencieux. Je suis très conscient des niveaux sonores, des différences de rythmes, des bruits et du silence. Les ambiances sont souvent très minimales mais jamais complètement silencieuses. Dans un son synchro, il arrive qu’on entende un bruit de voiture au loin qui n’a rien avoir à voir avec le plan. Les films de Bresson sont intéressants pour cette raison. Il enlèvait beaucoup de choses dans le son pour guider le regard et focaliser l’attention, par exemple sur des bruits de pas.

C’est également une façon de développer le hors-champ.
Absolument. Je cite souvent ce premier plan de One Way Boogie Woogie où l’on entend un bâton frapper un grillage longtemps avant l’entrée d’une fillette, créant ainsi un large espace hors-champ sur la droite. Le plus difficile dans ce travail est de ne pas surproduire, de rester subtil. Avec Pro Tools, il est maintenant possible de construire des bande-sons très compliquées à partir de centaines de pistes différentes. C’est un outil fascinant. Bien sûr, toutes ces possibilités tendent à éloigner du minimalisme.

La dimension scripturale de vos films, la relation des images aux textes écrits, tend à disparaître dans vos films les plus récents.
J’ai effectivement fait beaucoup de films de ce genre dans les années 1980-1990. J’aimais jouer sur le texte comme image à travers des mots animés, et le texte comme paragraphe, ou comme voix off. Ma fille Sadie utilise elle aussi le rapport textes-images depuis ses premiers films. Je me suis demandé d’où cela pouvait venir. Peut-être de la publicité et sa façon d’utiliser le texte et la musique pour vendre des voitures. Ce n’est d’ailleurs pas toujours inintéressant. Puisque la publicité s’est beaucoup inspirée du cinéma expérimental, l’inverse doit aussi être vrai. Avant de demander à Sadie d’où cela lui venait, je me suis dit que peut-être, je devais d’abord me poser moi-même la question.

Cela apparaît très clairement dans One Way Boogie Woogie, non seulement à travers des jeux de mots mais aussi à travers des inscriptions dans la ville. Quelque chose que l’on retrouve également souvent dans la cinéma hollywoodien (quand dans un film de Nicholas Ray, seules s’allument les lettres « hot » du mot « hotel ») ou dans la photographie de la même époque (Weegee).
C’est particulièrement vrai de Deseret, où j’ai cherché des inscriptions de l’histoire dans le paysage. Par exemple des pétroglyphes indiens dans des ruines mormones. C’est toujours un peu plus que du langage. Presque qu’une histoire écrite à travers la construction.

Cela se rapproche aussi des jeux pop sur le langage. Il y a Tati, Warhol et Mondrian dans One Way Boogie Woogie.
Et peut-être aussi Zabriskie Point, qui m’a beaucoup marqué. Sa manière de filmer le désert est spectaculaire. Il utilise aussi beaucoup de signes, de panneaux d’affichage, avec toutefois une longue focale que je n’utiliserais jamais parce qu’elle déforme excessivement l’espace. Ce film est resté gravé dans mon esprit pour toutes ces raisons, et l’emploi de la narration comme contexte d’une investigation d’un espace désert, ou encore cette sorte de sexualité surréaliste qui mène à une explosion. C’est un film très sous-estimé qui nous parle aujourd’hui davantage que Blow Up.

Entretien réalisé le 11 juin 2008 à Serpa (Portugal) par Cyril Neyrat et Ricardo Matos-Cabo. Traduit de l’américain et mis en forme par Antoine Thirion.

par Cyril Neyrat, Antoine Thirion, Ricardo Matos-Cabo
samedi 27 novembre 2010

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