Lorsqu’on s’apprête à voir un nouveau film de Noami Kawase, si on l’aime, on espère hâtivement y retrouver le mélange saisissant d’assurance et de fragilité, de sensualité et de rudesse, ou tout simplement de fiction et de documentaire auquel la cinéaste a éduqué et habitué ses spectateurs au fil des années. A première vue, Hanezu n’aurait rien pour décevoir. Le nouveau film de la cinéaste japonaise raconte l’histoire d’un triangle amoureux qui, par la force des choses, déchire les relations et trouble l’identité des protagonistes, les conduisant à une confrontation avec eux-mêmes et avec leur passé. Un passé qui est aussi celui d’un lieu, Nara, dans la région d’Asuka, où la première capitale du Japon fut bâtie avant de disparaître sans laisser de traces significatives à la postérité. Par le biais d’une légende populaire évoquant deux montagnes qui se battent pour l’amour d’une troisième, Kawase veut recoudre une histoire contemporaine à un tissu archaïque. L’amour en serait l’épicentre et la conjonction, traversant tous les temps et investissant indéfiniment les lieux dans un rapport indissoluble à la nature, sa présence et sa manifestation. Le projet est bel et bien kawasien : l’intrigue à la fois actuelle et intemporelle, la portée du film et sa focalisation sur la culture nippone, le sujet traité par une composition vibrante avec les éléments du réel ne font que renforcer l’attente. Pourtant, Hanezu tend à trahir cette espérance, au point qu’au terme de la projection on ne se demande plus ce qui a raté mais plutôt quelle est la raison pour laquelle notre regard reste malgré tout bienveillant.
Excessivement maniéré, le film manque en effet son propos : pénétrer l’intériorité de certains personnages du Japon d’aujourd’hui au travers des présences ou des absences non dissimulées du passé, que ce soit celui des protagonistes, par le biais de leurs ancêtres en costume, ou celui du pays par des décors naturels immuables, voire celui des légendes populaires par des poésies réitérées en voix off. Dans l’agencement de ces différentes strates temporelles et conceptuelles, Hanezu trébuche et devient étonnamment simplet. Kawase perd toute occasion de mener à bien son tissage de matières diverses, la fiction du réel mariant la tension vive d’une tradition avec sa cohabitation avec le moderne, l’essai sur la confusion des époques, le récit anecdotique à côté de celui plus poétique. Pourtant, au fur et à mesure que le film s’égare dans la démonstration d’une thèse, il s’installe dans d’autres recoins de l’esprit qui restent difficile à cerner. La maladresse dans le traitement narratif d’une réflexion complexe laisse la place à une sorte de promenade douce autour d’un vide, ou de plusieurs vides, dans lesquels on peut encore apprécier la force d’une expression, ou celle d’une contemplation de la caméra sur des portions de réel rendues sensibles. Bien que ces moments soient de plus en plus rares, Kawase n’y a pas perdu son attitude à filmer les corps et la nature. Et si le récit a du mal à convaincre de sa solidité, la constante et conséquente suspension - presque un silence -, à travers les points de vue des trois personnages, installe une délicatesse capable d’adoucir l’évidence qu’aucun aspect du film n’est à vrai dire abouti. Au contraire, certains tournants radicaux du scénario, nécessaires à la narration, apparaissent d’autant plus grossiers qu’ils ne sont entourés que de suggestion incertaine, d’attente aléatoire et d’indécision.
Indécision qui est, sans doute, au début celle de la réalisatrice. Quel est véritablement le sujet du film ? Un étonnant exergue sur le générique de fin semble affirmer que l’œuvre est d’abord un hommage aux spectres de Nara, à tous ces hommes qui y ont vécu et dont on ne connaît que très peu de choses. Bien que le film commence et s’achève sur des images de fouilles, il est impossible de ne pas ressentir cette affirmation comme postiche et forcée. La légende qui, comme le veut sa nature, vient et revient et qui structure ainsi tout le film, devrait probablement garantir à elle seule une idée de transmission et de présence ancestrale. Mais rien ne nous est véritablement dit de cette capitale fantôme, et l’on ne ressent pas profondément la portée de sa disparition. C’est plutôt l’absence d’un réel écho du poème avec le monde fictif ou réel des personnages, que le film cible en partie, qui intéresse : dans la fiction, contrairement à la légende des montagnes du recueil de poèmes Manyoshu, les deux hommes amoureux de la même femme n’arrivent jamais à la confrontation, tandis que l’accès tout à fait moderne du personnage féminin à l’avortement, réel ou présumé, fait d’elle un principe d’autodétermination mettant en doute l’idée d’un conquérant masculin. Malgré tout, cela ne suffit pas à faire d’Hanezu un récit harmonique et suggestif autour d’un intérêt historique et spirituel pour les racines millénaires d’un peuple. Il serait plus vrai de dire que là où NK avait magistralement réussi, comme dans Shara, à faire vivre l’atmosphère d’une tradition mêlée à la vie, à la tragédie et au bonheur du quotidien, dans Hanezu cette manifestation se trouve biaisée par son manque de finesse dans l’écriture et par le choix des situations à filmer. Heureusement, cette finesse se retrouve parfois ailleurs, décalée par rapport à l’endroit que le film croit lui réserver. C’est dans les détails et dans certains micro-systèmes que le film rencontre l’authenticité d’un territoire, plutôt que dans une totalité organique susceptible de transmettre un sens fort ou un sentiment enraciné. La place que prennent par exemple les différents métiers ou les passions des personnages – la teinturerie, l’artisanat, la cuisine – est celle d’un rapport sensible à l’environnement et à la tradition. Le cinéma découpe pour eux, tout comme pour un instant éphémère d’émotion entre deux amoureux, pour le tempérament changeant de la nature ou pour une balade à vélo, des fragments qui restent très fragiles mais font de l’histoire des personnages un prétexte à arrêter la caméra sur des gestes, des attentes, des silences et des bruits tenant les uns avec les autres par le seul effet, le seul mérite peut-être, de la réserve et de la douceur. C’est dans les faibles voltiges de ces moments que l’on ressent le plus fortement un espace privilégié où hier, aujourd’hui, et demain se confondent et se confrontent, et c’est par ce biais que les conflits des caractères assument le plus de vérité et de force. Et c’est encore ici que l’on sent les hommes en concordance avec leurs gestes, les plus petits et circonstanciels, tandis que les rôles qui sont attribués aux acteurs, empêtrés dans leur obligation à soutenir l’ensemble du récit, emblématisent la difficulté du film à bâtir un pont théorique entre passé et présent. Connaissant les talents de Naomi Kawase à avancer par captation du réel, on en arrive à regretter la tentative du récit.
On le regrette d’autant plus fortement que des moments de déni de ce récit existent. La difficulté et la confusion des sentiments produisent des instants de communication muette, vaporeuse. Comme une sorte de résistance, inconsciente, du film au savoir du réalisateur.