Devant l’écran, derrière l’horloge

Golden Globes, 2012

Le 15 janvier dernier, deux films rendant hommage au cinéma muet furent récompensés – ces deux-là mêmes qui, le 26 février prochain, devraient rafler une bonne partie des Oscars. Deux films : Hugo Cabret, avec la récompense de meilleur réalisateur pour Martin Scorsese, et The Artist, meilleur acteur, meilleure musique. 100 ans après, retour aux racines du cinéma. Deux ans après Avatar, sommet technologique, retour aux caches fixes, aux images sans paroles, ni couleurs, ni relief. Histoires de mimes, que Dujardin soit à l’oeuvre ou les infographistes d’Hollywood : il faut mimer les débuts, mimer la naissance. Pourtant, là où The Artist s’arrête à la recréation d’une époque donnée, Hugo Cabret traverse les décennies, va et vient d’une époque à l’autre, d’un régime de cinéma à l’autre. Il faut prendre l’horloge de l’affiche au premier degré ; Scorsese a réalisé un conte de Noël au sens dickensien du terme : une traversée des temps.

Ainsi, alors qu’il se livre à l’exercice hollywoodien de la 3D, Martin Scorsese signe un nouveau voyage à travers le cinéma, cette fois dirigé vers la première époque du muet. L’outil numérique n’ouvre pas sur un nouveau monde virtuel, sur d’autres formes de jouissance, il permet d’explorer et surtout de réparer les rouages de la vieille machine inventée par les Lumières. Les premières scènes d’Avatar présentaient la 3D comme une opportunité de redéfinir le plaisir scopique : le spectateur allait enfin pouvoir quitter son siège d’handicapé et gambader dans l’image. La végétation luxuriante et accueillante de la forêt bleue semblaient inviter chacun à se fondre entièrement dans un magistral univers virtuel. À ce plaisir tactile futuriste, symbolisé par la connexion des Na’vis à leur Mère Nature numérique, Scorsese oppose le motif classique du regard d’enfant - qui s’émerveille devant le monde, les aiguilles qui le font tourner, les machines qui le donnent à voir. Dans Hugo Cabret, la 3D n’offre pas de nouvelles sensations aux spectateurs mais vise plutôt à faire revivre des frissons disparus, ceux qui parcoururent les privilégiés qui virent, pour la première fois, foncer sur eux un train provençal. La 3D n’ouvre pas sur un futur organique : c’est une machine à remonter le temps.

Montparnasse, 1931

Hugo Cabret, le jeune horloger de la gare, est immédiatement désigné comme guide. Le premier plan aérien de Paris, travelling en pic au-dessus des quais, s’achève sur ses yeux épiant à travers un immense cadran. L’enfant introduit ensuite le microcosme ferroviaire et ses autochtones, tous pourvus, conte oblige, de traits attachants. Cette promenade se termine vite car Hugo a du travail : il doit finir de réparer un automate – capable d’écrire. Cette tâche est primordiale pour le jeune homme qui espère que le jouet mécanique lui permettra de retrouver, par l’entremise de quelques lignes tracées, son père disparu plusieurs années auparavant. Une rencontre amoureuse avec la très romanesque Isabelle et le déchiffrement d’une énigme en forme de cœur permettent de remettre le jouet en marche : le voyage du retour peut commencer. Mais rien ne se passe comme prévu, la machine s’emballe et produit à la place d’un texte des années 30 un dessin de 1902 : la lune borgne de Méliès. L’automate n’est pas une imprimante de souvenirs, c’est un instrument de projection d’images, de rêves éveillés. Le faciès lunaire – qui se substitue aux mots définitifs – fait apparaître à Hugo le passé comme un temps ouvert. La quête de l’horloger ne consiste désormais plus à vouloir revivre des instants perdus, il veut lui aussi connaître ce rêve (« a dream in the middle of a day ») que son père et d’autres firent au début du siècle : une fusée s’élève dans le ciel pour atterrir dans l’œil d’un astre grimaçant. Pour mener à bien sa recherche, l’enfant doit faire alliance avec la mécanique inaltérable de l’automate. Pour que les rêves perdus réapparaissent, il faut d’abord s’en remettre à la froide technique : remonter les aiguilles, retrouver les bobines, restaurer les négatifs.

La gare est un lieu de passage : départs, arrivées, correspondances. L’orphelin Cabret est un passeur de temps : grâce à lui les minutes défilent sur les horloges de Montparnasse, les époques se succèdent, se rencontrent. On s’étonne d’abord de la magnificence de la 3D : Scorsese n’est jamais à court de travellings creusant l’espace comme le burin le marbre, comme ce mouvement qui suit Hugo dans ses déplacements de souris au milieu des canalisations et toboggans secrets de la gare ; l’artifice le plus remarquable de cette nouvelle illusion de la profondeur tient cependant à l’emploi de la fumée. La fumée ne connaît aucun cadre : elle se dissout avant de heurter les limites de l’écran et avant cela, semble flotter vers l’extérieur du film, vers l’intérieur de la salle de cinéma. Tout ce qui ne heurte pas les rebords de l’image gagne en réalisme tridimensionnel, rend palpable la certitude d’une profondeur spatiale. La fumée de Cabret n’est pas seulement là pour sculpter la gare. Pas un plan qui ne soit envahi par la fumée. C’est que le temps qui passe, celui-là même qui détruit les pellicules et les visages avant que la restauration et les morphings numériques ne viennent y déposer leur salvatrice couche de pixels, ce temps-là fait de toutes choses des volutes de fumée. L’oncle au cigare, les croissants chauds, le policier au milieu des nuées de vapeur : tout ce qui se trouve dans cette gare aux horloge s’associe à la destruction, au vieillissement – à la fumée. Dans les rues de Paris, la lumière des phares s’écoule comme un brouillard sur les avenues : furtive lueur des humains éphémères et agités, voués à mourir. Hugo Cabret est cette tentative prométhéenne de vaincre le devenir-fumée. Les forces qui s’opposent à cette volatilisation de la vie sont celles du solide. Ce qui ne meurt pas est accompagné de statues. Livres et bustes de marbre, dans la librairie de l’immortel Christopher Lee (ancien Dracula…). Statues immuables sous la neige en train de fondre, jalonnant l’allée qui conduit chez Méliès. Statues autour de la gare, ou au milieu du plan qui précède la découverte du cinéma par Isabelle – sa découverte de l’immuable. Hugo lui-même est un petit maître du solide : il est celui qui contrôle les rouages, et leur beau métal doré. Il est celui qui, ayant réparé une petite souris mécanique, relance un trucage en stop-motion au milieu d’un film où règnent les trucages numériques. Hugo cabre l’immatériel, le soumet au joug du concret. Scotche les rêves au film plastifié de la pellicule.

La Ciotat, 1895

Scorsese s’est essayé à bien des genres. Horreur, historique, biopic, comédie musicale, espionnage, gangsters, boxe. Pour effleurer de l’image les débuts du cinéma, revenir à la source des films, le film recourt d’abord à une métaphore immense, aussi pompière que celles qu’employait Méliès lui-même dans ses oeuvres : un Adam, dans la pose de sa création par Dieu au plafond de la Sixtine, ne reçoit pas la lumière divine mais la produit du bout du doigt, E.T. surpuissant envoyant du bout de l’index, à la place du Dieu de la Renaissance, le faisceau d’un projecteur de cinéma. Ce qui se produit, à ce moment crucial où les jeunes héros du film découvrent, ni plus ni moins, que le cinéma n’est pas mort – comme l’annonçaient les livres rendus pessimistes par la Première Guerre Mondiale – provoque la métamorphose du film de Scorsese. Les proto-films irradient jusqu’à la production post-avatarienne : la métamorphose qui en résulte est celle du cadre même. Scorsese transforme son écran, et ainsi celui de n’importe quel multiplexe diffusant son fameux film de Noël, en écran des premiers âges. Deux rideaux rouges s’ouvrent de chaque côté d’un film des années 1900, occupant de leur velours carmin l’espace que le film d’archive, filmé au format carré, a libéré sur le format Scope version 2011. Les rideaux s’estompent alors : ne reste plus que le petit carré, la vignette encore plate des premiers westerns. L’écran de cinéma redevient ce théâtre archaïque. Modifier la taille de l’image, c’est rendre sensible l’existence d’un écran que le public avait eu tendance à oublier, n’y voyant que le vague support d’histoires consommables à merci. Hugo Cabret rend son existence à ce grand cadavre en passe d’être enseveli sous les tablettes numériques : l’écran. L’écran de la salle. Du drap blanc à l’immense support synthétique des multiplexes : l’écran. L’écran blanc. La terre vierge.

Cette exhumation de l’écran des premiers âges s’accompagne de la résurrection d’une peur originelle : celle des premiers témoins d’images animées. Rappel : pendant la majeure partie de son existence sur Terre, l’humanité n’a vu d’images mouvantes que celles de la réalité. Toute image artificielle était immobile. Hugo et Isabelle rient du mouvement de recul qui fut celui des premiers spectateurs de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, inévitable incrédulité qui est le point de départ de tout individu encore séparé de ses rêves par une distance esthétique ; distance qu’Hugo Cabret fait remonter jusqu’au point de rencontre entre 1895 et 2011, où une envie de se protéger du dieu-écran ne gagne à nouveau le spectateur. Le désir de reproduire cette étincelle originelle, ce big bang, est également au coeur d’une autre séquence, remake de L’Arrivée d’un Train : une locomotive à vapeur défonce son terminus et explose le quai de la gare jusqu’à venir transpercer la baie vitrée et s’effondrer sur le pavé. Bruit, fureur, synthèse, 3D. Il en faut un peu plus pour faire reculer le public sur son siège, 120 ans plus tard, mais le mouvement est là, le même face à cette séquence de reconstitution de l’accident qui se produisit à Paris quelques semaines seulement après L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat – on comprend mieux ce qui a pu impressionner à l’époque, il suffit de se souvenir de l’aura menaçante qui était devenu celle des avions de ligne dans un certain nombre de films immédiatement postérieurs à 2001. Le train qui défonce le quai est aussi la réalisation du cauchemar des premiers spectateurs, d’un train qui transpercerait la limite de l’écran et viendrait quiller les passagers venus regarder les trains comme des images (détail d’autant plus vrai dans le film de Scorsese que ces trains ne sont que de pures images, n’ayant aucune existence physique sur le tournage.) Mais la séquence catastrophe n’est que la méthode de secours visant à intimider le spectateur moderne. La première méthode tient à un simple travelling, qui était d’ailleurs déjà l’un des plus géniaux de 2010 : on l’avait aperçu dans Day&Night, court-métrage de Pixar précédant Toy Story 3. La caméra partait d’un écran de cinéma en noir et blanc et en 2D, puis reculait soudain, révélant un public en 3D. C’est rendre ses lettres de noblesse à la 3D « foraine » – l’adjectif lui-même était pourtant, paradoxalement, devenu plutôt péjoratif avec la multiplication des films au relief agressif.

Montreuil 1902

Contrairement aux croisières agréables et sereines à travers les cinémas américain et italien, le périple d’Hugo est dirigé vers une destination précise : le songe lunaire décrit par son père. Ce rêve ne se confond pas avec le film réalisé par Georges Méliès en 1902 Le voyage dans la lune, auquel cas Hugo Cabret se serait terminé sur la projection confidentielle de cette œuvre chez les Méliès. Scorsese n’aspire plus seulement à convoquer, pour son plaisir et le nôtre, un pan du cinéma, il aspire à filmer les rêves communs que cet outil a suscité aussi bien chez les spectateurs que chez les artistes. Il y eut une courte période durant laquelle cinéastes et membres du public partageaient une même excitation à l’égard de cet art industriel. Cet âge d’or prit fin avec la Grande Guerre : les gens n’avaient plus à cœur de rêver et les réalisateurs, vieillis et assagis, avaient appris le métier. Or, aujourd’hui, l’outil 3D a l’ambition de restaurer cette communion. S’il y réussit, ce n’est pas parce que cet artifice permet d’abolir la frontière entre salle et toile, mais parce qu’il déploie prodigieusement la profondeur de champ. Welles fut le premier à user de cette profondeur dans Citizen Kane (film référence pour tous les cinéastes du Nouvel Hollywood) afin de jalonner ses plans des « nappes du passé », selon la belle expression de Deleuze, de Kane. L’ampleur des dimensions de la 3D pousse Scorsese à être plus ambitieux que son modèle : le cinéaste revient sur les traces du passé d’un Art pour retrouver un rêve.

La beauté de cette marche arrière réside dans la manière dont les outils numériques investissent les strates de passé, les ouvrent littéralement afin de les restituer aux spectateurs. À cet égard, les quelques secondes d’archives en 3D sur les poilus revenant des tranchées sont particulièrement saisissantes. Un tableau (arrêté) de la guerre est d’abord présenté avant que l’image ne se creuse et que des corps fourbus surgissent – incarnés comme jamais – marchant dans notre direction. C’est seulement après que ce fossé historique ait été franchi par le film que les Méliès peuvent accepter de se revoir en images. Ces retrouvailles se font encore par étapes : le souvenir de l’historien du cinéma, au nom truffaldien, René Tabard nous permet tout d’abord d’entrer, à la faveur d’un flash back, sur le plateau d’un film de Méliès. Le cinéaste et son épouse sont interprétés par les mêmes acteurs, Ben Kingsley et Helen MacCrory, rajeunis numériquement. Cette séquence risquait le ridicule, elle est magnifique. L’action est introduite par Méliès – Kingsley saluant le jeune Tabard en lui disant : « C’est ici que tes rêves sont créés ». Cette simple phrase pare la scène – qui dévoile pourtant avec des images lumineuses l’envers du décor mélièsien – d’une atmosphère onirique. Quel est cet « ici », ce lieu imaginaire où naissent les songes ? C’est le plateau de Méliès où naît au début du siècle tout un imaginaire cinématographique, mais aussi le souvenir de Tabard qui recompose de mémoire un monde enchanté qu’il conte aux enfants et enfin c’est une scène du dernier Scorsese. À partir de cet instant, l’outil 3D ne sert plus simplement à revenir en arrière, il permet d’entremêler le film que nous regardons, Hugo Cabret, et les films sur lesquels il porte. Cette confusion est accentuée lors de la projection privée organisée par Tabard : les visages des acteurs sont incrustés sur les plans du Voyage dans la lune. Helen MacCrory, la mamie du nouveau Scorsese se regarde avec émotion gambader toute jeune dans un film qui a plus de cent ans. Grâce à ce croisement temporel, le cinéaste renverse les qualifications chronologiques, et ce qu’elles impliquent. Hugo Cabret est un vieux film, hanté par un passé qu’il n’a de cesse de remonter. Les souvenirs qui l’habitent plongent même les enfants dans les affres de l’âge : Isabelle dit d’Hugo qu’il est « trop jeune pour tant de tristesse ». Les films de Méliès sont au contraire synonymes d’un bain de jouvence pour les corps tout d’abord, mais aussi les images et les rêves qu’elles véhiculent, rendus à leur beauté originelle.

À l’indistinction entre les images du passé et celles du présent succède un partage pur et simple du cadre. Au début d’Hugo Cabret, pendant les scènes de projection, seul le public est élargi par la 3D alors que les films – qui n’occupent pas toute la surface de l’image – restent plats, à distance. C’est seulement à la fin, lors de la cérémonie organisée en l’honneur de Méliès qu’un film se déploie hors de la toile. Cette apothéose est préparée par le discours de Kingsley. Esseulé dans une image dont les bords se rapprochent lentement de lui, cet automate d’une nouvelle ère s’extrait de l’écran, de la scène et s’approche du spectateur dans un couloir de lumière. Le cinéaste rend hommage aux membres du public (Hugo, Isabelle, son épouse, tous les autres) qui ont rendu possible sa présence, en cet instant, à quelques centimètres de nous. Leur ferveur a permis de faire renaître des rêves auxquels il avait renoncé depuis longtemps et qu’il accepte de dévoiler à nouveau pour cette occasion. Ce témoignage achevé, Kingsley s’écarte pour laisser place à la tête rieuse du magicien Méliès qui, intenable, saute sur la partition de l’image. Soudain, après quelques extraits non retouchés, une lune grimaçante s’avance vers nous. Son rictus est le gage d’une communion retrouvée.

par Camille Brunel, Felix Rehm
jeudi 9 février 2012

Accueil > actualités > Devant l’écran, derrière l’horloge
Tous droits reserves
Copyright