Dans un biopic de velours

Un vieux couple dans sa cuisine déjeune paisiblement d’un oeuf à la coque, en se chamaillant avec une habitude qu’on imagine polie par les ans. Un des deux conjoints reproche à l’autre, également déclinant, l’égoïsme qui l’a habité toute sa vie.

Cette scène, qui entame le film de Lloyd, n’est pas sans rappeler l’une des dernières du J. Edgar de Clint Eastwood. Les points communs entre les deux films sont plutôt nombreux : la fascination pour des personnalités politiques ultra-conservatrices, l’amour du pouvoir et la solitude qui se creuse autour de l’homme d’État vieillissant, la structure en flash-back qui remémore à partir de cette vieillesse un itinéraire volontaire et obsessionnel – jeunesse laborieuse et peu sociale, ascension, ivresse du pouvoir, puis déclin – et même l’attention portée à l’imitation de la voix du personnage historique. Dans les deux cas aussi, l’histoire d’amour a la part belle. D’une part entre Hoover et Tolson, de l’autre entre Margareth Thatcher et son mari Denis.

Eastwood parvient malgré tout à montrer la névrose sécuritaire et la soif de publicité de Hoover. Phyllida Lloyd offre une hagiographie, qui par moment se permet d’être irrévérencieuse, comme on l’est avec les gens qu’on admire. Chez Eastwood, le peuple est un adversaire à séduire, à arracher à l’attraction des hommes de gauche ou des gangsters d’Hollywood. S’il n’apparaît jamais vraiment à l’écran, il constitue pourtant le véritable enjeu de Hoover, comme objet de classification ou bien comme moyen de pression contre les élites traditionnelles. Tandis que, chez La Dame, le peuple est relégué à occuper des images d’archives où il fait le coup de poing contre les bobbies. Ou alors à frapper frénétiquement contre les vitres de la voitures de la prime minister, dans des plans où un hideux cadre oblique nous fait partager le malaise et la solitude de cette dernière.

Soit on la siffle, soit on l’applaudit. Voici les termes de la relation entre Thatcher et son pays, ce dernier n’apparaissant ici que comme vague toile de fond. Dès lors, les scènes convenues s’enchaînent sans enthousiasme. Première entrée au Parlement. C’est fait. Élection comme chef du parti. C’est fait. Puis Prime minister. C’est fait. Grève des mineurs. C’est fait. Guerre des Malouines. C’est fait. Soutien indéfectible à Pinochet, ce n’est pas fait. Les « grands moments » de la carrière de Thatcher sortent un à un du livre d’Histoire pour défiler avec ennui sous les yeux du spectateur, chacun illustrant des traits de personnalité de la femme d’État (ambition, fermeté, opiniâtreté, bellicisme, patriotisme).

Montrées d’abord comme controversées, les décisions politiques, peu importe le sujet, sont toutes justifiées a posteriori avec une sorte de fausse neutralité. La grève des mineurs ? Beaucoup de souffrances sans doute (sinon ils ne crieraient pas aussi fort). Mais n’est-ce pas la fermeté de Thatcher qui a permis de relancer la croissance ? C’est en tout cas le discours du montage : plan de Thatcher qui dit qu’elle ne cédera pas aux mineurs, puis plan de la même annonçant le retour de la croissance. Rapport de cause à effet. Parfois, on montre la « cause » mais on oublie l’effet. L’IRA assassine le bras droit de la dame. On voit le chagrin de celle-ci. Comme si le film voulait l’excuser à l’avance pour ses résolutions (inhumaines) à venir, résolutions que Phyllida Lloyd s’interdit de montrer.

D’évidence, l’envie de faire un bilan des années Thatcher n’est pas à l’origine du projet, ni son principal souci. Le fil rouge est presque toujours la difficulté pour une femme à s’imposer dans un milieu masculin, ce qui donne au film sa séquence la plus réussie : le tailleur bleu noyé dans la mer des costumes sombres du Parlement, les talons tentant de survivre parmi des centaines de paires de chaussures agressives... Toute l’opération du film consiste à faire triompher la dame en tant que coiffure, voix, tailleur et talons. Autrement dit, de réduire la lutte politique à celle de cette minorité pastel contre la majorité de ses collègues masculins vêtus de noir.

Celle qui n’est encore que ministre de l’éducation demande timidement la parole au sein de son gouvernement d’hommes, elle est la seule à s’opposer à la négociation avec des grévistes. Ses collègues l’écoutent avec condescendance. Soudain, la lumière s’éteint. Panique et gêne parmi les ministres. Une lueur apparaît dans l’obscurité. C’est Thatcher qui, tandis que les autres acceptaient déjà avec fatalité la vulnérabilité de leur pouvoir face aux actions des grévistes, a sorti une lampe de poche. Efficacité de l’action, stérilité des palabres. En dehors de sa tonalité comique, cette scène en dit moins sur les conservateurs anglais que sur le personnage dont Phyllida Lloyd fait le portrait. Un des axiomes de Thatcher, qui revient du début à la fin, porte en effet sur cette nécessité d’agir, sans perdre trop de temps à réfléchir ou à discuter. Il y a dans La dame de fer une nostalgie pour une politique faite d’actions/réactions énergiques, pour un type de leaders, dotés d’un certain panache, qui se mettent en scène et prononcent des phrases pour la postérité.

D’où vient cette énergie sinon du sentiment d’être constamment en position de faiblesse et d’avoir donc toujours plus à prouver que les hommes ? Avant la consécration au poste de premier ministre, il y a chez le personnage ce mélange entre la nécessité de dire ce qu’elle pense de manière ferme, et une difficulté à le faire. Lorsqu’elle est accueillie pour la première fois à une soirée chez des dignitaires conservateurs, ou après que Denis lui ait fait sa déclaration, c’est la même manière de prendre la parole. Les yeux sont d’abord baissés, la voix tremblante, puis le regard remonte vers l’interlocuteur, et le tremblement disparaît devant un ton plus haché, presque brutal où se sent à la fois cette timidité première et cette certitude qu’il y a malgré tout urgence à donner son avis. Une fois premier ministre, cette contradiction interne (je suis une femme mais je dois parler) laisse place à la mise en scène ironique de cette contradiction. Ainsi la scène avec le secrétaire américain qui tente de la convaincre de ne pas engager la guerre contre l’Argentine : après avoir tenu un discours enflammé sur la nécessité du combat, l’iron lady, change brutalement de ton. « Now, should I be mother ? » Et lui demande, un peu revêche, s’il veut son thé avec ou sans lait.

Cette fascination pour la puissance est compensée, maladroitement, par les séquences sur la décrépitude du personnage. Le pouvoir s’est enfui de ce corps fatigué, et la raison prend le même chemin. Le film s’ouvre et se ferme sur l’image d’une Thatcher trottinant à petit pas dans un monde qu’elle ne comprend plus. Lourde méditation sur la vanité du pouvoir : après avoir été à la tête de l’Angleterre et côtoyé les maîtres du monde, il n’y a plus qu’une vieille femme. Opération grattage, disait Serge Daney. Grattez la prime minister inflexible, vous trouverez la femme qui s’émeut devant la danse de The king and I. Humaine, comme nous tous. Aucun cadavre dans les placards de madame. Seulement les beaux costumes de son drôle de mari mort d’un cancer, paix à son âme.

À deux reprises, Thatcher apparaît à contre jour. La première fois, elle vient de remporter les élections et salue la foule qui l’applaudit. La seconde fois, seule, recroquevillée dans son fauteuil, elle semble attendre mélancoliquement une mort qui tarde à venir. Le film oscille ainsi entre l’exaltation, en bleu vif, de la puissance en politique, et le portrait aux tons mauves d’un être qui se souvient de ses joies et de ses peines intimes.

Vers la fin, la caméra s’appesantit longuement sur le visage sans intelligence de Meryl Streep vieillie. « I don’t go anywhere » dit-elle avant de disparaître au fond du champ. Ce pourrait être l’épigraphe du film.

par Pierre Commault
mardi 21 février 2012

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