La chute de Peter Pan

Andrew est mal-aimé, posté en porte-à-faux par rapport au monde qui l’entoure. Peut-être est-ce pour ça qu’il a acheté une caméra qu’il traîne partout avec soi, pour servir d’interface entre lui et cet univers avec lequel il ne raccorde pas. C’est via l’œil de celle-ci que nous traversons Chronicle : pas une image du film qui ne soit faite dans le film, par Andrew ou d’autres, voire par des dispositifs de police. Principe qui n’est ni vraiment nouveau – Blair Witch Project, Cloverfield et d’autres sont passés par là – ni poussé à bout dans la pratique – Andrew cadre le plus souvent comme un chef-op bien formaté. Mais l’intérêt du dispositif, comme du film, n’est pas tant l’expérimentation formelle que l’analyse d’un cœur adolescent, et la caméra joue alors la double fonction de confidente et d’intermédiaire avec les autres. Elle transcrit le trouble d’un regard, manifeste une séparation d’avec le monde, fonctionne comme sismographe sentimental, et si les première images déçoivent par leur forme convenue, les dernières nous emmènent dans la nuit de la folie.

C’est grâce à cette caméra qu’Andrew va rencontrer Steve, wonderboy du lycée, et se rapprocher de son cousin Matt. Ils lui demandent de venir filmer avec eux une crevasse trouvée au hasard d’une nuit cuitée, dont tous ressortent doués de télékinésie, avant de découvrir qu’ils peuvent aussi voler dans les airs. Commence alors le premier décrochage par rapport à la pente classique de tout film de super-pouvoirs : au lieu de prendre peu à peu la mesure de leur force et de marcher vers la maturité, ils restent adolescents, un peu cons, un peu inconscients, toujours très joueurs. D’où quelques belles scènes de candeur juvénile, terrorisme ludique au supermarché, rugby au milieu des nuages. Le dispositif du film, qui fait de ces scènes des sortes de rushs de vacances, pris sur le vif, tentant de saisir quelques éclats de bonheur, confère une légèreté joyeuse à la première partie, tout le sublime de la déconnade inconséquente. Au lieu d’avancer clairement dans une direction héroïque, le film semble toujours suspendre l’avenir, comme s’il refusait lui-même de grandir, comme si chaque image était sans lendemain.

Pourtant, le film, très court (une heure et quart), se doit d’aller vite, et enchaîne les évènements avec une vitesse qui ferait pâlir Millénium. Le côté film de vacances permet de multiplier les ellipses. Pas de raccords entre les scènes, et chacune d’elle semble tronquée, commençant trop tard, s’achevant trop tôt, trouée en son milieu parce que la caméra a été délaissée un instant. Juste quelques tranches accolées les unes aux autres sans souci d’articulation. C’est peut-être en raison de cette absence de développement organique de l’œuvre que l’histoire déjoue tous les classiques du genre. On croit un instant au salut d’Andrew. Son pouvoir lui permet d’impressionner la galerie et de devenir le roi d’une soirée. Fort de ce sex-appeal acquis trop brutalement, il tombe dans les bras d’une fille, et s’apprête enfin à devenir homme, héros. Mais il lui vomit dessus. Les pouvoirs ne permettent plus de réconcilier l’homme et le monde ; ils entérinent leur divorce. Andrew, comme tous les grands méchants hollywoodiens, commence à se pencher sur la théorie de l’évolution et sur l’idée de volonté de puissance. Le film et lui partent en vrille, et les morts s’accumulent jusqu’à une folle scène finale où, pour une fois, le chaos du monde devient torpeur de l’image, la folie de l’homme aveuglement de la caméra. C’est la beauté du dispositif de la caméra dans le film : le spectateur n’en sait jamais plus que le personnage, et lorsque celui-ci accomplit la transgression suprême (le meurtre), on ne peut que le suivre, obligé d’embrasser son délire.

Chronicle est, chose somme toute rare sur nos écrans, un film anglais. Il ressemble à un pied-de-nez adressé par le Royaume-Uni à son ancienne colonie. C’était déjà le cas de la géniale série Misfits dont est clairement inspiré le film. On y voyait une bande d’adolescents condamnés aux TIG subitement doués de pouvoirs douteux, parfois utiles (remonter le temps), parfois moins (la « lactokinésie », télékinésie ne portant que sur les produits laitiers). Rarement une série aura versé dans un tel cynisme désinvolte, massacrant avec légèreté ses personnages au fur et à mesure des épisodes, ne dessinant jamais l’horizon d’une conversion morale. Chronicle va moins loin dans la débauche de sang et l’excès d’amoralité, mais le principe est le même : à l’idéologie du justicier, il oppose la démesure tarée – Matt, qui multiplie les citations philosophiques, explique à un moment à son cousin le péché d’hybris, comme il se réfère, au début du film, à Schopenhauer et à l’idée de volonté aveugle qui sera celle d’Andrew. Ou comment dresser, face au rêve américain et son idéalisme outrancier, un cauchemar anglais bien conscient des déterminations sociales. Andrew n’est pas seulement un nerd, mais aussi un white trash – par l’intermédiaire du personnage un peu caricatural de son père alcoolique, on insiste beaucoup là dessus –, s’il ne devient pas vigilante, c’est parce que ses plaies sociales sont trop profondes et n’appellent aucune rédemption. Enfin un film de super-pouvoirs purgé de son fonds prophétique. Il est toujours bon de troquer un temps les affects de la gloire conre ceux de la dépense et de la destruction.

par Gabriel Bortzmeyer
mercredi 22 février 2012

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