Totem et tabou

Peu de films ont été tournés sur la catastrophe de Tchernobyl. Lauréat du prix de la meilleure fiction et du prix du public du FIFE, La Terre Outragée est le premier à l’avoir été dans la Zone même : cinq jours de tournage, évacuation sanitaire, période de latence, retour de l’équipe pour cinq autres jours… Michale Boganim doit à Olga Kurylenko, star en Ukraine et ancienne James Bond girl inaccessible de Quantum of Solace, d’avoir recueilli les fonds nécessaires à son récit. L’actrice tient ainsi le rôle principal de cette histoire se déroulant sur deux décennies, de son mariage le jour de la catastrophe, en 1986, à sa vie de guide touristique dans le désert des villes irradiées. Si aucun film n’avait encore jamais été fait sur le catastrophe, c’est d’abord en raison du tabou qui l’entoure encore en Ukraine – à titre de comparaison, trois films japonais sont d’ores et déjà en préparation sur Fukushima. C’est aussi que Tchernobyl, l’un des plus graves cataclysmes qu’ait connus l’humanité, est aussi l’un des moins cinégéniques : nul champignon nucléaire, nul monstre mutant à l’horizon. Boganim fait pourtant preuve d’une inventivité que n’auraient pas reniée certains grands maîtres du suspense : les trombes d’eau qui s’abattent sur la région de Tchernobyl, et accentuent le phénomène de contamination du territoire, symbolisent à elles seules l’ampleur du désastre – on en vient à redouter de voir les personnages sortir sans parapluie, comme on craignait les coups de vent dans Phénomènes de Shyamalan et les éternuements dans Contagion de Soderbergh. Les animaux, porcelets, poissons, abeilles, mourant les uns après les autres, sont aussi porteurs de radiations et d’une véritable inquiétude qu’un documentaire n’aurait sans doute pas réussi à caractériser avec autant de succès – dans Black Tide, le documentaire sur Deepwater Horizon, un scientifique expliquait que ce qui arrivait aux animaux finirait toujours par arriver aux humains, mais ce n’était jamais qu’une information supplémentaire. Boganim, issue du documentaire (Macao sans retour en 2004 et Odessa… Odessa ! en 2005), ne se comporte pas en militante plus qu’en cinéaste. Aucun engagement excessif anti-nucléaire ne vient plomber une histoire qui s’attache surtout à montrer ce que l’on ne sait pas : Terre Outragée est un film sur les traumatismes et les cicatrices avant d’en être un sur le nucléaire, et s’attache surtout à ces populations qui se refusent à quitter leur environnement dévasté. Le personnage de Kurylenko est en effet incapable de quitter Tchernobyl, tandis qu’une paysanne tirant sa vache, symbole de ces paysans restés en vie malgré les radiations, traverse le cadre à plusieurs reprises. La radioactivité est en effet ce monstre silencieux, jamais aussi bien représenté que lors d’une scène de visite où la guide fait entendre à ses touristes le silence qui règne dans la ville fantôme. La caméra recule lentement, sans un bruit, jusqu’à ce que dans un grondement, un troupeau de chevaux sauvages au galop ne fasse irruption dans le cadre. Nul besoin de monstres radioactifs. Une citation de La Guerre des Mondes de Spielberg, et de son train enflammé fonçant devant la foule, suffit.

par Camille Brunel
jeudi 29 mars 2012

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