9e festival du cinéma de Brive

Samedi 14 avril

Billet #3

La Vie Parisienne, de Vincent Dietschy - Nos fiançailles, de Lila Pinel et Chloé Mahieu - Catherine Breillat, la première fois, de Luc Moullet - La Grève des ventres, de Lucie Borleteau - Sweetness, de Lisa Bierwirth - Vilaine fille, mauvais garçon, de Justine Triet.

« Vous pourrez en discuter avec le réalisateur de façon libre, comme ça, dans le hall, évidemment. » - SB.

Sur le départ démultipliait les faiblesses des Christophe Honoré, La Vie Parisienne les divise. Le premier faisait du cinéma parisien au Mont-de-Marsan, le second scrute le cinéma parisien, l’atomise de l’intérieur. Dans cette franche comédie, Serge Bozon incarne un professeur de français jaloux de sa copine, une Milo McMullen cartoonesque qu’un ancien amour de jeunesse non moins cartoonesque (joué par Esteban, très drôle) retrouve au hasard d’une partie de ping-pong au canal St Martin. Dietschy réduit les défauts du cinéma parisien : sa Vie Parisienne est une satire, un gag. Les intertitres faussement Nouvelle Vague, les séquences chantées – français, puis allemand – rien n’est pris au sérieux. Dans le coin des plans de Sur le départ , on lisait « esthétique » et « c’est fort ». Ici on lit sur une poubelle que « Fire balls, tu peux pas teste » (couilles en feu, c’est plus fort que toi). Peu après, Bozon attend sa copine dans la Rue Duras. Les personnages rêvent d’un voyage en Laponie (presque : en ce moment, la hype, c’est l’Islande.) Si le film est drôle, ce n’est cependant pas à cause de cela. L’écriture, assez fine, repose sur un décalage permanent de la notion d’humour au second degré qui fonde tout bobo qui se respecte. Bozon excelle dans le rôle de celui qui refuse de céder à l’humour pseudo-second degré de l’amour d’enfance de sa copine. Pourtant, c’est là la dimension cartoon du film, il suffit de dire une ânerie pour que celle-ci se réalise. Le second degré désigne systématiquement la réalité. Chaque blague repose sur ce passage perturbé du second degré à un premier degré perverti, sorte de troisième degré. Dietschy restitue à merveille ce sentiment pas souvent exploré de celui qui ignore si on le prend pour un con ou pas. Et creuse l’instant d’hésitation. Bozon ne sait pas avant la dernière seconde, où, se frottant les couilles sur une table de ping-pong, il commence enfin à faire partie de la blague, s’il est le dindon de la farce ou non. Une version longue est prévue, on a hâte de la découvrir.

Le meilleur gag de ce diptyque reste l’enchaînement des deux films. Après l’histoire de libertinage entre trois parisiens libéraux vient Nos Fiançailles , documentaire sur la communauté catho intégriste de Saint Nicolas du Chardonnet, dans le Ve arrondissement. Chauffée par le Dietschy, la salle éclate de rire lorsqu’un curé explique que les minijupes constituent un péché, lorsqu’un pull beige explique que la foi catholique est la seule vraie foi puisque Dieu l’a dit, lorsqu’une mère aux traits effrayés d’un Le Pen féminin rappelle, l’air inquiet, qu’avant le mariage il y a intimité et intimité. Le rapprochement ne tient pas seulement à l’opposition libéraux/fondamentalistes. Lorsque Bozon cède à la jalousie, ne cède-t-il pas aussi un peu aux germes de l’intégrisme en lui ? La question de ce qu’on tolère, d’où sont les limites que l’on se pose en matière de morale du couple, est la même d’un film à l’autre. Dietschy met en scène les différents degrés d’humour, le joyeux passage de l’un à l’autre ; Nos Fiançailles filme la glaçante tyrannie du seul premier. Et pose quand même un problème. Le documentaire neutre sur les cinglés d’extrême droite est un genre en soi, un genre un peu facile. La plus grande qualité d’un documentaire étant d’être neutre, on félicite les réalisateurs de n’avoir pas pris parti, de n’avoir pas cherché à ridiculiser des extrémistes et d’avoir rendu justice à la réalité. Ce n’est pas simple.

En fait, le genre semble offrir la possibilité d’un documentaire à charge et à peu de frais. Il suffit de filmer les fous se ridiculiser, bégayer, se contredire, et de ne pas couper : ceux-ci n’étant que la caricature d’eux-mêmes, ils constituent eux-mêmes, malgré les documentaristes, leur propre portrait à charge. Pour que le résultat soit neutre, il faudrait finalement les rehausser un peu, les aider à ne pas avoir l’air stupides. Commencer le film sur les considérations débiles de jeunes filles précédant la récitation de leurs prières, ne pas effectuer le moindre montage de manière à ce que le spectateur puisse constater le temps qu’il faut aux jeunes pour trouver les mots qu’ils cherchent – cela, c’est documenter la bêtise, l’abrutissement, l’impossibilité de s’exprimer rationnellement. C’est certes plus intéressant qu’un énième portrait de fous, mais avant de devenir passionnant documentaire sur l’endoctrinement, Nos fiançailles est d’abord un portrait à charge. Que les choses soit bien claires : il ne suffit pas de filmer des gens sans ajouter de musique pour qu’un documentaire soit neutre. La neutralité face à un sujet infâme, paradoxalement, se construit. On sent bien que la limite de la critique facile n’est pas loin lorsqu’elle est franchie à la fin, éclatant point Godwin. Comme s’il fallait être surpris d’apprendre que ces jeunes écoutent des chants nazis. Non, ce qui surprend, c’est la mise en scène atmosphérique du cinéma de Brive. Dernière séquence, donc. Un homme du public se lève, s’avance devant le premier rang, la tête éclairée par le bas de l’image. Il s’arrête, titube, repart. Zombie sorti droit du film, il remonte les marches de mon côté, s’effondre à côté de mon siège. Des spectateurs l’accompagnent dehors. Nos fiançailles était le film de genre de cette édition 2012.

*

La séance spéciale est toujours le coeur du festival. Elle irradie. Elle est peut-être l’élément de base de la sélection, je ne sais pas. Elle explique tout. En 2010, le film de Skorecki avait placé les critiques au coeur du dispositif, que Nicolas Pariser, lauréat final, avait remerciés dans son discours. Cette année, la séance spéciale est un épisode des "Cinéastes de Notre Temps" produit par Independencia Productions, réalisé par Luc Moullet, sur Catherine Breillat (« œufs Moullet et œufs Breillat » - ce calembour m’a été prêté par Arthur Mas, il faudra penser à le lui rendre). Luc Moullet et Catherine Breillat ont tous les deux été acteurs dans un court-métrage intitulé Dérapage, réalisé par Marie-Christine Questerbert et sorti en 1983. Ils n’y partagent pas les mêmes scènes et le film passe inaperçu. En 1992, période assez difficile pour Breillat, Moullet publie à son sujet une défense, « Du lyrique au cynique ». Vint ans ont passé depuis mais la réalisatrice ne semble pas avoir changé, même si Anatomie de l’Enfer, en 2003, met fin à un cycle. Comme le dit Moullet, pour savoir si Une vieille maîtresse est un hapax ou le début d’un cycle, « il faut voir son prochain film ».

J’ai souvent été tenté de reprocher à certains films de Brive de se reposer dans le confort d’habitudes cinématographiques, des clichés, des réflexes. Le spectateur était parfois surpris, pas assez souvent. Et la surprise n’est pas un sentiment assez explosif. Les Chasses du Compte Zaroff , Boro in the Box , Catherine Breillat, la première fois  : cette édition 2012 du festival est celle de la quête de la violence comme élément salvateur. Il faut faire plus que surprendre le spectateur. Il faut le perturber. Ayant commencé sur un terrifiant David Lynch, mon festival partait dans la bonne direction. Hier, Days of Grass , petit film néerlandais, cherchait le réel par la destruction. Breillat fonctionne pareil, avec plus de succès. C’est qu’elle ne se contente pas de détruire quelques éléments de décors ou quelques accessoires. Elle détruit ses acteurs. Je ne connais pas Catherine Breillat mais j’aime que l’on se réclame de Bergman et de Lautréamont. Le documentaire sait choisir les bons extraits, les placer quand il faut pour que l’on sorte avec l’envie furieuse de tout découvrir d’une cinéaste dont on finit intimement convaincu qu’elle est sous-estimée.

« Je n’y connais rien en objectifs. Pour moi, c’est beau ou c’est pas beau. »

On lui suggère une analyse pertinente du motif des escaliers dans son oeuvre. « Ah ouais », répond-elle, souveraine, joviale. L’intellectualisation de ses oeuvres n’a pas souillé Breillat, artiste pure, si bien qu’elle n’a jamais cherché à se transcender et poursuit les mêmes obsessions depuis 36 ans. Chaque film traité par le documentaire de Moullet est une « première fois », comme si Breillat n’avait jamais changé, jamais vieilli, qu’elle était toujours resté le Ducasse de Maldoror et n’était jamais passée aux Poésies, était resté cette vierge à qui l’amour fait mal.

« Un homme qui vous dégoûte est un homme qui vous plaît. »

En quête de l’obscène et de la violence, Breillat est une idéaliste déçue. Elle mutile le réel pour lui faire payer de ne pas être à la hauteur de ses rêves et en tire son plaisir, cinématographique. La plus grande violence de sa vie, celle que met en lumière Moullet, celle que portent chacun de ses films, reste cependant la violence du manque d’amour.

« Tout ce qui fait horreur, j’ai besoin de le voir. Pour voir pourquoi ça fait horreur. »

L’horizon est toujours celui-là : il n’y a qu’en traversant ce qu’il y a de plus dégueulasse qu’on peut aboutir à ce qu’il y a de plus beau. Breillat a la pudeur qu’elle mérite. Une pudeur que l’on croit immense et n’est qu’à la hauteur de son exhibitionnisme, de son incroyable honnêteté, face à la caméra de Moullet, face au public de la Salle 2. Celle-ci découvre ce qu’elle pense en le disant. La moindre de ses paroles semble aller puiser au fond d’elle ce qui s’y trouve vraiment. Lorsqu’elle explique son œuvre, les formules qu’elle trouve sont si parlantes qu’on croirait lire un de ses romans. En quête d’une image juste, la voilà qui compare son cinéma à une tauromachie. Proche du taureau massacré lorsque les critiques l’immolent, elle choisit d’être le toréador et de faire courber l’échine au public. Elle ne se contente pas de violer le spectateur, comme Artaud : elle veut le mettre à mort. Sa foi totale en son art, son incorruptibilité lui confèrent une force rare.

« On fait pas des films pour faire bander les gens, quand même. »

Breillat parle d’une voix extrêmement discrète et douce, a priori aux antipodes de ses films. Lorsqu’elle prend le micro, le contraste est décontenançant. Soudain un bourdonnement sourd se déclenche, venu de la projection dans la salle d’à côté. Il couvre quasiment le son de la voix de Breillat. Voix discrète et basse oppressante : on entend véritablement parler la réalisatrice, libérée par un beau hasard de la fausse impartialité du réel. Authentique.

« Il me demandent, pourquoi toute cette violence soudaine. Je leur dis qu’il n’y a de violence que soudaine. » L’extrait d’Une vraie jeune fille où un homme éclate le pare-brise d’une voiture à la hache puis l’abat aussitôt dans le crâne de la passagère me hante pendant les jours qui suivent.

*

Trois films de femmes constituent la séance de ce samedi soir 2012. D’abord La grève des ventres . Très coloré, très rythmé, avec changement de format régulier pour rompre la monotonie et raccorder avec les images d’archives dont se sert la réalisatrice pour sa fiction. Caméra d’iPhone, super-8, DV, HD. Deux femmes militent pour que l’humanité cesse de procréer. Le mouvement prend de l’ampleur, la natalité régresse. Projet de long-métrage pour un court qui s’engouffre dans ses péripéties à une vitesse folle – on s’attendait à ce que la leadeuse tombe enceinte, quoique pas aussi vite. Il arrive souvent que l’on voie des femmes nues sur les écrans de Brive. Celle de La grève des ventres impressionne plus. On n’y peut rien : ces plans-là détonnent. L’actrice, réalisatrice et scénariste Lucie Borleteau est alors filmée par son actrice Sara Rastegar, dans la douche, debout devant la fenêtre, ou en odalisque alanguie sur un drap mauve filmé en vidéo. Enceinte jusqu’aux yeux. Tournés en 2008, ces plans n’étaient pas destinés à s’inscrire dans une fiction. Il s’agit là encore d’aller secouer le spectateur en filmant une nudité inhabituelle, ou en racontant un ménage à trois sans en faire, à aucun moment, un problème, une question ou un obstacle. Le compte à rebours qui universalise l’intrigue n’était pas nécessaire, même s’il n’est là que pour faire rire. Borleteau pouvait se faire confiance, certaines de ses idées sont suffisamment belles pour qu’elle n’ait pas besoin de faire le clown à côté. On pense à la séquence des requins. Devant la vitre d’un aquarium, la future mère laisse les squales traverser son reflet, le mêle au visage des poissons. Avec les requins plane toujours l’ombre de cette férocité qui fait la signature de Brive 2012. Joli.

Nouveau film allemand, Sweetness , doux au point de glisser sans anicroche, pas rugueux pour deux sous et parfaitement hors sujet après les requins et les féministes. Je n’en garde aucun souvenir tant je passe le film à attendre qu’il commence. Les moments forts dégoulinent de subtilité – une main, un regard, un silence, etc., etc. L’actrice est plutôt agréable à regarder, elle s’appelle Esther Zimmering.

Dernier film, parfait pour le samedi soir : Vilaine fille, mauvais garçon , de Justine Triet. Quatrième sélection au festival pour la réalisatrice. Belle histoire d’un couple qui se rencontre, d’une fille en détresse, de familles étranges. Trentenaires paumés, génération Y, etc. C’est nous, bien vu, coucou. Ce n’est pas le plus important. Avant de mentionner ce qui compte, remarquons tout de même un autre détail futile : Brive est une fête. Cette programmation du samedi soir en est le miroir, il n’y a qu’à regarder les caméos qui encadrent le film allemand : Nicolas Pariser, lauréat du grand prix en 2010, apparaît dans le premier film ; dans le troisième on croise Nicolas Séror et Virgile Vernier et quand j’en fais la remarque à l’actrice, j’apprendre que Guillaume Brac était aussi sur le plateau (tous les trois en compétition l’an passé). Ce n’est toujours pas le plus important. Le plus important, c’est que la fête du film a été composée à partir de répliques enregistrées lors d’une soirée chez Sébastien Bailly. Que ce procédé, directement inspiré de La Vie au Ranch, de Sophie Letourneur, indique une façon nouvelle de travailler et pourrait être la patte du producteur de Triet et de Letourneur, Emmanuel Chaumet – une interview pourrait venir dans les semaines qui viennent, puisque Réussir sa vie, une autre de ses productions, est actuellement à l’affiche.

Au vu du dernier plan du film, je dirais cependant que le coeur du film est encore ailleurs. La caméra panote depuis le visage d’un acteur jusqu’à sa reproduction hyperréaliste sur une toile accrochée au mur. Confirmation que ce qui intéresse Triet ici, issue des Beaux-Arts, est le rapport entre deux manières de restituer le réel, l’ancienne, la moderne. Vilaine fille, mauvais garçon est en effet l’un des deux seuls films de la compétition à avoir été tournés en 35mm (l’autre étant Sur le départ, qu’on préfère oublier). La pellicule est sale, le grain épais, on se croirait au milieu des années 90. Pourtant la soirée a clairement lieu en 2011. Le jeu des acteurs, influencé par cette manière d’enregistrer des répliques à une vraie fête, ressemble à une longue impro dont on n’aurait gardé que quelques passages – chose rendue possible par la capacité d’enregistrement illimitée du numérique, apparue dans les années 2000. Un chaos aussi naturel sur pellicule ne se trouve pas partout, entre Cassavetes et Letourneur il n’est pas si fréquent que cela. En 2012, Triet se détourne du numérique mais garde l’impro – les discussions et les rires de ses deux paumés n’en ont que plus de prix – la question du prix de la pellicule sur des films d’impro comme celui-ci fait d’ailleurs partie de celles qu’on aimerait poser à Emmanuel Chaumet.

La veille, en marchant vers le restaurant, après les projections, j’avais croisé Nanette Drazic, l’actrice du film de Hiba Vink. J’avais encore oublié d’allumer mon dictaphone et nous avions parlé de ses méthodes de jeu. Elle m’évoqua Ivana Chubbuck, acting coach de Brad Pitt, Halle Berry ou Catherine Keener ayant établi une méthode en douze étapes permettant à un acteur d’entrer dans la peau de son personnage. Contrairement aux préceptes du method acting, Chubbuck ne préconise pas de puiser dans ses souvenirs pour incarner une émotion, mais de se transposer soi-même, au présent, dans une autre condition mentale. Nanette était en effet excellente dans une scène où elle se mettait à pleurer, seule à droite du cadre, après avoir fait l’annonce de sa fausse-couche. Trois prises avaient suffi. Dans le documentaire sur Breillat, Roxane Mesquida donne une technique encore différente, dénuée d’étapes, qui consiste simple à se « mettre dans un état psychologique bien spécial » avant de pleurer – que Breillat sait lui faire atteindre. Ce soir, nouveau restaurant, même conversation avec Laetitia Dosch, belle révélation de Vilaine fille, mauvais garçon . Elle a sa scène de larmes face caméra, seule dans le plan. Grâce à quelle méthode ? Plus proche de celle de Mesquida que de celle de l’actrice hollandaise de Vink. La scène de ses sanglots est en réalité coupée, il devait s’agir de la fin d’un plan-séquence. Quand le plan commence, elle pleure depuis longtemps. Faite une quinzaine de fois, la prise la laisse physiquement épuisée et moulue à la fin de la journée. Pleurer est pour un acteur un acte bien plus violent que se déshabiller.

par Camille Brunel
mercredi 25 avril 2012

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