Venise 2012

Smaller than life

To the Wonder
Terrence Malick

VENEZIA 69

Parler de la déception que nous procure To the Wonder ne se fait pas sans difficulté. Le cinéma de Terrence Malick, surtout depuis son retour en 1998, se joue en effet sur les territoires de l’intimité où l’on n’a pas l’habitude de s’aventurer pour parler des films. C’est sans doute cette intimité, d’ailleurs, qui l’empêche de présenter ses films lui-même en festival : la moindre question à son sujet paraîtrait intrusive, gênante. Malick ne fait rien à moitié, c’est sa force, c’est sa faiblesse. Quand naît le bébé de The Tree of Life, c’est tout l’univers qui recommence, et que Malick montre dans toute son extension, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Cette volubilité de la caméra dans l’espace et dans le temps ne vaut pas pour les différentes strates de la communication. Son cinéma reste privé. La caméra ne s’aventure jamais dans le monde public.
C’est pourquoi la voix off est sa signature, le signe plus marquant de son cinéma. Elle enferme les images dans une subjectivité unique. Quel que soit le personnage qui apparaît à l’écran, il ne semble plus que l’émanation de l’esprit qui murmure. Des banalités, souvent, des histoires d’amour et de grâce, de liberté, de souffrance, tout ce qui agite l’homme qui s’interroge sans chercher à s’assurer qu’on va le comprendre, parce qu’il se parle à lui-même. La rencontre, chez Malick, a tout du miracle. Entre un dinosaure et un autre. Entre un enfant et sa mère. Entre un soldat et un indigène. Elles sont épiphaniques, momentanées : très vite, le personnage se referme, retourne dans son jardin, son Eden intérieur. Et murmure encore.

Malick ne fait rien à moitié et ne se soucie pas de son public. Il n’est pas en mission, il ne cherche pas à donner de force ce qui lui paraît, à lui, sublime. Une ombre, un papillon, une robe qui vole au vent. Il l’enregistre pour lui et ne se donne même pas la peine de faire en sorte que le public ait eu le temps de voir aussi. C’est un pari : celui qu’un enchaînement d’images, souvent tournées sans scénario, suffiront à former moins une histoire qu’un pont émotionnel, l’empruntera qui voudra, vers la joie. On n’est pas tant ici chez un chretien que chez un hédoniste. L’objectif n’est rien d’autre que le bonheur. L’extase. Ce moment où Jessica Chastain se mettait à léviter, quelques secondes, magiquement, dans The Tree of Life. Celui où la jeune Pocahontas se met à danser dans les feuilles mortes à la fin du Nouveau Monde, tandis qu’un flot musical l’emporte, et le spectateur avec, allant crescendo, jusqu’au générique de fin, qui marquait l’aboutissement de la quête hédoniste. Depuis La Ballade Sauvage en 1973, Malick est en quête du Paradis. Ses films sont à la joie ce que le détecteur de métaux est à l’or. Il les promène un peu partout. Au Texas, à Guadalcanal, en Virginie, dans un jardin d’enfance. En 1916, en 1942, en 1607, en 1953. Il cherche et s’il rejoue toujours, à un moment où un autre, le bannissement d’Eden, c’est que la rupture est nécessaire, toujours, à la reconstruction, et le bonheur de la découverte du Paradis n’a d’égal que celui de la reconstruction du Paradis. Cela peut se jouer plusieurs fois, des dizaines de fois par film. De plusieurs manières différentes. La Ligne Rouge, par exemple, décrit longtemps l’Enfer comme on creuse un sillon où y faire couler de l’eau. Plus le sillon est profond, plus l’eau y coulera en quantité. Si The Tree of Life marque l’apothéose du cinéma de Malick, c’est que pour la première fois c’est avec le cinéma pur, les images nues, qu’il tente de recréer le Paradis : les images de synthèse, les éruptions abstraites du Big Bang et d’après pour évoquer un monde où l’homme n’avait encore rien gâché.

Malick monte ses films à partir de morceaux de réels captés aléatoirement, et il y aurait beaucoup à apprendre de sa manière d’agencer cet aléatoire au montage. Chacun de ses films se conçoit comme un acte de foi, où la sensibilité l’emporte de très loin sur la structure, par exemple. C’est un pari. On peut le perdre. Malick misant tout à chaque fois, quand il emporte, il emporte tout – The Tree of Life. En ayant tourné aussi peu de films depuis 1973, il avait les statistiques de son côté. Evidemment, plus on parie, plus on multiplie les chances de perdre. Et quand Malick perd, il perd beaucoup, il perd très fort. Alors, il ne se donne pas la peine de s’occuper des conséquences de son acte. Il a parié, cela suffit. Dans To the Wonder, un sermon inhabituel intime aux fidèles d’aimer à tout prix, parce que le Lord a dit « You shall love » et que c’est un ordre. Aimer à l’aveugle. Sans savoir si ce qu’on aime mérite d’être aimé. Image parfaite du pari malickien. Aimer au hasard, c’est aussi parier que la grâce jaillira d’un raccord, d’une image, d’un film tourné, même très vite, à peine deux ans après le dernier.

Venons-en à To the Wonder. Vers l’émerveillement. En route. Le pari cette fois-ci est de rechercher le bonheur à Paris, de nos jours. 2012. Le film marque brutalement cette entrée dans une nouvelle terre de prospection en s’ouvrant dans un TGV en route vers la Gare Montparnasse, filmé à l’aide d’un téléphone portable. La voix de l’hôtesse, dénuée de toute émotion, sans poésie, couvre les jeux de Marina (Olga Kurylenko) et de Neil (Ben Affleck). Ce sont des enfants, l’Eden ici, c’est d’être amoureux. Ils n’en ont pas encore été chassés. Très vite pourtant se dégage une odeur de système. Kurylenko, qui prend des airs d’icône orthodoxe tous les deux plans, a la grâce facile. Le film a l’intuition de ce manque, via la présence en filigrane du prêtre joué par Javier Bardem, inquiet à l’idée de ne plus sentir d’esprit invisible autour de lui. Les acteurs, au lieu de donner à Malick de leur puissance, de leur feu – ce que faisaient Christian Bale, Brad Pitt, Jessica Chastain, Q’Orianka Kilcher, Colin Farrell et tous ceux qui jusque là étaient passés devant l’objectif de Malick – se contentent de recevoir, de profiter de la certitude que Malick saura leur donner de la grâce. Ils ne donnent pas, ils prennent. La fillette française, erreur de casting monumentale, joue et danse, on croirait entendre Malick lui demander de jouer et de danser. Son « tout est beau, ici », lancé dans un supermarché, tombe tellement à plat qu’on en a le cœur brisé. Malick place ses personnages illuminés au milieu du XXIe siècle, où la laideur ne tient pas à la violence de la guerre ou de la colonisation, mais à une bête jalousie, à une bête tentation sexuelle. C’était ouvrir plus grand la fenêtre en espérant que le vent de l’Enfer raviverait le feu du Paradis. Sauf qu’ici, il l’éteint. Et c’est pourquoi la déception est d’autant plus difficile à digérer : avec To the Wonder, on se sent bel et bien chassé du Paradis qu’avait su être The Tree of Life. Malick révèle que notre époque est hermétique aux expériences mystiques. On n’a aucune envie d’y croire. Le film tout entier semble construit sur des rushes d’idées, sur du rab de musique. C’est le retable de The Tree of Life, mais aux couleurs passées. Il faudra y revenir.

par Camille Brunel
samedi 8 septembre 2012

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