Sophie & the pyrogirls

Le film de Sophie Letourneur autour d’une horde de louves parisiennes a mené une bonne carrière en salle, ce que laissait présager l’engouement critique suscité par sa fougue et son insolence. On s’était d’abord senti désorienté, voire agacé. Il n’est jamais trop tard pour apprendre. Retour au Ranch, suivez le guide.

1. Parler & parler.

INDEPENDENCIA : On peut facilement imaginer l’impossibilité d’un documentaire sur les fêtes d’étudiants : territoire idéal pour le surjeu. Mais les jeunes gens ne sont-ils pas en permanence dans le surjeu ? Y a-t-il plus de vérité dans un surjeu artificiel que dans un surjeu capté en direct ?

SL : Je pense qu’il est impossible de filmer un tel « bordel » de façon anarchique. Pour le mettre en scène il a fallu l’organiser, le construire pour le découper et le maîtriser. De plus, c’est vraiment la fiction qui m’intéresse et l’idée de documentaire ne m’a pas traversée. J’ai voulu tout construire et maîtriser sans recours à l’improvisation. Ce n’est pas un documentaire. Le véritable document de ce film, ce sont les vidéos et les enregistrements de ma jeunesse personnelle : le film peut être vu comme une reconstitution de ces documents. Ou alors le document serait dans les décors, les vêtements, la façon de s’exprimer qui est la leur ? Je ne crois pas que cela suffise.

INDE : Comment les cadrages étaient-ils définis ?

SL : Avec ma chef op, nous avons découpé le film ensemble précisément à l’avance. Au tournage, les choix étaient déjà faits.

INDE : On a beaucoup parlé de cette idée directrice, qui consistait à transcrire puis à rejouer des fêtes. Jusqu’à quel niveau de minutie ? Les « quoi », les « vas-y », les « ouais, mais… » ? Quand Lola joue avec les ustensiles de son bureau en racontant son message de truffe, est-elle en train d’improviser ?

SL : Oui, tout était écrit, à la mesure, au coup d’agrafeuse près. Comme une partition musicale.

INDE : Comment étaient choisies les prises au montage ?

SL : On faisait une prise la plupart du temps, et deux quand il y avait un problème. Le tournage était tellement précis qu’il n’y avait pas de place pour les surprises.

INDE : Puisqu’il s’agit d’une fiction, et non d’un documentaire, le spectateur cherche le symbole, ce à quoi invite d’ailleurs la fin, quand Pam dit : « C’est beau ». Ce « c’est beau », on a envie de croire qu’il pourrait s’appliquer à ce qu’ont vécu les filles, au « beau » bordel de leurs jeunes vies.

SL : Si elle dit « c’est beau », c’est parce que c’était écrit comme tous les autres dialogues du film a priori anodins qui ont du sens et résonnent dans l’histoire. Elle dit « c’est beau » et elle le pense, personnellement en tant qu’individu. C’est la naissance du personnage et de son intériorité hors du groupe. Et c’est le dernier mot du film.

INDE : La question demeure : comment étaient sélectionnés les dialogues que les acteurs et actrices allaient devoir rejouer ?

SL : Plusieurs éléments guidaient mes choix : le sens caché des mots, leur violence souterraine : « ça va tu m’aimes avec ou sans ketchup ? ». Ou bien leur dimension comique : « qu’est ce que tu fous parce que moi à part rien foutre je sais pas quoi foutre ». Enfin, un travail de composition musicale, de recherche rythmique a sous tendu l’élaboration entière de la partition des dialogues.

INDE : Il a dû falloir passer des heures à écouter et réécouter des dialogues d’étudiants éméchés. Cela a-t-il révélé une profondeur insoupçonnée, qui expliquerait la bienveillance à l’égard des personnages, ou, au contraire, cela a-t-il suscité une lassitude vis-à-vis de cet échange ininterrompu d’informations qui ne valent rien, de blagues permanentes –surtout dans le chaos de la séquence d’ouverture ?

SL : Non ce n’est pas un chaos : la scène commence par une présentation simple des personnages, on suit Pam pendant toute la scène qui passe d’un groupuscule à un autre et, déjà, on esquisse l’agacement de Manon pour Pam : « Pam tu vas cracher dans le poulet », « oh non t’es immonde ». Comme je l’ai déjà dit, chaque phrase a un sens, même s’il est caché derrière la trivialité des échanges.

INDE : Dans les facs de lettres, on appelle ça la fonction phatique du langage. Exemple : « allô ». Toute la partie des mots prononcés qui ne visent qu’à signifier qu’on est là, à rappeler à notre interlocuteur qu’on existe et qu’il doit nous écouter. La Vie au Ranch se construit majoritairement, sinon entièrement, sur cette fonction phatique. Ce qui repousse et attire à la fois est que le film se construit sur du vide, sur un bourdon ininterrompu de répliques « phatiques ». Une parole pleine de vie, et vide de sens. Etait-ce l’intention de départ ? Ou s’est-il agi d’essayer de donner du sens à tout cela (à la manière du fameux « c’est beau » conclusif…) ?

SL : Oui, c’est tout à fait cela. Le sens est dans les creux, les petits mots. Il peut y avoir du sens dans un « allô ». Tout dépend du ton, du rythme, du jeu. Leur lien, c’est l’échange verbal : pur, sans fond, à tout prix, tout le temps, n’importe comment. C’est un des enjeux du film : mettre en scène des conversations sans dimension narrative ou informative.

2. Echos.

INDE : On a énormément pensé à Passe ton bac d’abord de Pialat, mais aussi à l’autre film récent qui s’était attaché à représenter le ridicule de certaines façons de parler, Les Beaux Gosses de Riad Sattouf – pour le réalisme linguistique.

SL : Je ne cherche pas être réaliste. C’est davantage une composition plastique et sonore qui représente ce que je m’imagine des conversations à cet âge-là. Pour y arriver, j’ai trituré et transformé les enregistrements des répétitions. Cela n’a plus rien de réaliste. J’ai concentré le temps, l’espace et rendu le propos presque abstrait. Mais j’aimerais beaucoup voir Les Beaux Gosses – quelqu’un me prête le dvd ?

INDE : Il y a quand-même une différence entre La Vie au Ranch et Les Beaux Gosses : Sattouf ajoute beaucoup d’images et de silences là où tu laisses s’écouler un flot de paroles et de plans constamment envahis par ces filles incontrôlables. Il n’y a jamais que la mort et la fin du film qui y réintroduisent quelques pauses. Envers les filles du ranch, on sent de votre part tendresse et complicité.

SL : Mon rapport au personnage principal (l’animal groupe) est double. Parfois il est violent, insupportable, méchant et sale. Parfois il est doux, rassurant et filmé avec nostalgie. Cette ambivalence, l’attraction/répulsion du groupe et de façon plus globale de la société est un thème classique. Non ? Individuellement, je suis dure avec les filles, j’exagère leur travers, leur hystérie, leur superficialité. Mais je mets aussi en valeur leur énergie, leur vivacité d’esprit, leur tchatche et leur humour.

INDE : Est-ce un film de filles ? Les jeunes filles de 20-25 ans à Paris rient beaucoup dans la salle. On n’est pas loin des scènes de Boulevard de la Mort. Il y est question de babillages aussi.

SL : Merci du rapprochement, c’est le film de Tarantino que je préfère. Disons qu’elles ont la tchatche aussi (naturelle chez les américains) mais elles sont davantage érotisées et idéalisées. American girl power.

INDE : Le « ranch » est peut-être le territoire où se parle cette langue étrange que le film donne si bien à entendre. Ou bien est-ce que les filles du ranch ont leur propre langue, leur propre territoire ?

SL : Oui tout à fait ; leur langue, leur territoire en dehors desquels elles se sentent perdues. A Berlin, Pam est étrangère à ce qui n’est pas le groupe, mais va à la rencontre du monde.

3. Parler pour couvrir le silence.

INDE : Pam est l’étudiante fainéante par excellence. Pourquoi en avoir fait le personnage central ?

SL : Disons qu’elle est la plus marginale. Et forcément, en marge elle sera plus seule.

INDE : Celle qui en a dans la cervelle – on se demande si cela est intentionnel – c’est la seule blonde : Manon. On l’imagine mieux, quelques années plus tard, prendre une caméra pour écrire des textes, diriger, filmer son passé. Pam est loin de susciter un tel espoir, en dépit de sa pulsion artistique à base de valises.

SL : Manon représente plutôt l’institution, la fille raisonnable, voire rasante, qui se plie aux règles. Mais si elle vous plaît, tant mieux.

INDE : Il est facile de voir dans La Vie au Ranch un film plutôt euphorisant. Répliques à foison, « film de biture »… Il est aussi angoissant. Le film ne fait-il pas plutôt le portrait d’un univers vide intellectuellement et politiquement ? Ces filles sont censées étudier les lettre, pourtant, leur vocabulaire n’est manifestement pas très étendu. Le tourbillon sonore qui emporte le spectateur n’est-il pas là pour l’aspirer dans les abysses de l’esprit ? … C’est une vraie question !

SL : C’est un film sur une énergie pure liée à un âge, je ne voulais pas parler d’autres choses et je voulais la rendre abstraite. Alors oui, il n’y a pas de fond, il n’y a pas d’intériorisation, juste un trop plein de vie qui ne sait plus dans quel sens aller, et surtout vers où il va.

INDE : Il y a trois points de montage très forts, très beaux, sur lesquels on voudrait parler : un des garçons pique un rouleau de papier toilette à Pam, le raccord nous la montre au chevet de sa grand-mère mourante ; puis, le montage revient sur Jude en culotte bleue ; on retourne aux « balivernes », mais ces babillages n’ont plus la même portée.

SL : Oui, le PQ et les soins palliatifs... retour aux choses terre à terre... puis on les fuit. On déteste « se balader avec du cul pour rentrer chez soi ».

INDE : Autre moment : ce plan très fort qui tranche avec le reste du ton des séquences à la campagne où Chloé s’isole dans une petite « chapelle », et revient dans le plan d’après « délirer » sur le pis de la vache.

SL : Finalement, l’Auvergne les déstabilise et les angoisse toutes... il y a celles qui se cachent, comme Chloé, et celles qui l’assument, comme Pam. Chacun son rapport au groupe et à la souffrance.

INDE : Enfin, un des derniers plans montre les petites « boulettes » (de papier) de Pam. Le côté choral unitaire du film est en quelque sorte brisé par ce type d’insert. N’est-ce pas là un indice que La Vie au ranch est beaucoup plus grave qu’on le croit ?

SL : Finalement la forme rejoint le sujet. Pam devient un personnage à partir du moment où elle s’isole. Alors le brouhaha laisse place au silence et à la recherche personnelle. Elle sépare les boulettes, on les distingue nettement. Pour Berlin, j’avais l’idée du plan séquence dans le couloir avec les portes fermées. Lorsque j’ai fait les repérages il y avait dans cet appartement ce mur de valises, j’ai écrit la scène en fonction ; le mur de valises m’est apparu comme un symbole morbide des périodes de la vie. Oui, le deuil est en quelque sorte aussi le sujet du film.

INDE : À la fin, lorsque Manon se détache du groupe, il reste un espoir, lors de ce beau plan dans la boîte de nuit. Manon réintroduit une continuité, une cohérence et une douceur dans la lumière brisée du stroboscope et de la techno désarticulée. Elle est là, avec son inquiétude. A part elle, personne ne vient expliquer quoi que ce soit. Elles sont seules. Un ranch est un endroit clos. Même l’infirmière à Paris n’aide absolument pas à supporter la mort à venir de la grand-mère. Elle ne dit rien de valable, et ne laisse à Pam que ses bitures pour atténuer le choc. Seuls les paysans n’ont pas l’air paumés. Ceux qui ne sont pas entre les murs, justement, ceux qui sont en plein air. Que penser de ce côté anxiogène, une heure trente pour éviter de se poser la question de l’avenir, et aboutir au silence glaçant du générique final ?

SL : Décidément, je remarque que Manon vous plaît. Mais ce n’est pas elle qui se détache du groupe. Elle a simplement perdu son amie Pam. Elle le sait mais continue de faire bonne figure. Quant au coté anxiogène, c’est précisément la raison pour laquelle il est inévitable de quitter le groupe. Après avoir été un cocon, il devient une prison. L’anxiété non-identifiée des jeunes gens qui quittent le foyer parental, et régressent une dernière fois avant d’affronter l’inconnu de la vie adulte, transpire dans le film.

INDE : On découvre un regard réaliste sur des filles coupées de la réalité. C’est ce décalage qui fait la saveur de La Vie au Ranch, plus que son côté réaliste.

SL : Merci, c’est un compliment. Mais le réalisme de l’irréalité alors ?

4. Communication.

INDE : La Vie au Ranch a reçu un déluge de bonnes critiques. Y en a-t-il qui s’enthousiasmaient pour de mauvaises raisons ?

SL : Oui bien sûr, les journalistes écrivent parfois ce qui les arrange, ou ils se laissent emporter dans la rédaction de leur article en oubliant le film. Mais dans l’ensemble, je suis ravie qu’il ait inspiré tant de plumes.

INDE : Quelques précisions sur les aléas de la distribution ?

SL : On a eu de la chance, on est resté 3 semaines à l’affiche du Ciné Cité Les Halles, ce qui est rare pour un petit film. Encore aujourd’hui, à un mois de la sortie, le film est programmé en province et le midi à Paris. Il restera à l’affiche en décembre aux 3 Luxembourg. Le film plaît aux jeunes gens pas forcement cinéphiles. On aurait pu toucher un plus large public, mais sans marketing, c’est difficile. Ce sera pour la prochaine fois.

par Camille Brunel, Thomas Fioretti
mercredi 13 octobre 2010

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