Le fantastique intérieur

Avril 2012. Dans la queue d’un cinéma de la Capitale, il vous arrive de rencontrer Jean Douchet, venu voir le dernier film de Francis Coppola. Peu importe si vous avez déjà vu Twixt twice : vous l’accompagnez. Sortant de la salle, vous échangez quelques mots avec lui au café. Vous racontez l’épisode à la rédaction. Et l’idée est lancée de répéter l’exercice. Mais cette fois-ci d’enregistrer, de décrypter, de publier vos échanges. Il vous aura quand même fallu plusieurs mois avant qu’un jour libre sur l’agenda de Jean coïncidât avec une séance susceptible de susciter sa curiosité : Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira. Vous espérez que cela devienne une série. Mais ne prenez par le risque de le promettre au lecteur.

Café Select. 13 octobre 2012. 22h30.

ER. Qu’est-ce qu’on boit ?

JD. Un Armagnac. Et vous ?

ER. Un Calvados. Alors, qu’en avez-vous pensé ?

JD. J’aime beaucoup. Et je trouve les acteurs formidables. [Michael] Lonsdale dans le rôle de Gebo évidemment. Mais ce n’est pas une surprise. [Luis Miguel] Cintra aussi, très fort. Et surtout Cardinale, merveilleuse, je ne m’attendais pas à qu’elle soit si précise, si juste. Je suis un peu déçu par Jeanne Moreau.

ER. On l’est à chaque fois. Non ? Je ne crois pas qu’elle soit bonne comédienne.

JD. Non plus. Mais elle est persuadée que si. [Au garçon] Un Calvados et un Armagnac svp. C’est un beau film sur la mort.

ER. Vous trouvez que la mort est le thème du film ?

JD. La mort et la désespérance. C’est l’histoire de quelqu’un qui toute sa vie a voulu être honnête, honnête, honnête. Finalement, il ne peut que terminer en disant : je suis coupable.

ER. L’alternative que le film ne cesse de donner à l’honnête vie est l’enrichissement. Chez Oliveira, le thème de la richesse, du pouvoir s’accompagne toujours de la question de la gloire. Ici, la gloire est absente.

JD. Oui et non. La gloire et la richesse s’opposent à l’honnêteté. João, le fils de Gebo, le répète plusieurs fois : « je veux être différent. » Il ne veux pas vivre comme son père.

ER. Pourtant, João est l’ombre. Il refuse la vie du père, mais ne gagne qu’une vie dans l’ombre.

JD. Je ne pense pas que le personnage de João existe pour de vrai.

ER. Oliveira fait partie de ces cinéastes qui poussent la réaction à un tel niveau de radicalité qu’elle apparaît comme une révolte contre l’ordre existant.

JD. Je suis d’accord. Mais vous parlez du contenu du film. Moi je pense qu’il s’agit d’abord d’une question de forme, et seulement ensuite de contenu. C’est parce qu’il pousse très loin son classicisme formel que celui-ci est enfin de compte tout révolté. Le décor et la photographie ont une importance capitale. C’est une scène de théâtre, une boîte à trois pans ouverte seulement vers la caméra. Caméra toujours, rigoureusement, fixe. Tout ce qu’il peut y avoir, aujourd’hui, de plus anti-spectaculaire. Et pourtant, quand on regarde, rien ne nous semble théâtral. Ni dans la mise en scène. Ni dans la direction des acteurs – le texte est toujours dit, jamais « jeté » à la manière des comédiens de théâtre.

ER. Surtout Lonsdale.

JD. Il est stupéfiant. Avec sa fausse allure de naturel. Oliveira prend les codes de ce qu’autrefois on avait l’habitude d’appeler, non sans méprise, théâtre filmé. Mais il renverse, il révolte tout. Le résultat est l’inverse du théâtre filmé, c’est un film théâtralisé. Le numérique permet d’accepter ça. Par des prises de vue de très longue durée. Et par une colorimétrie totalement picturale. Alors que les tentatives de l’époque de la pellicule avaient toujours quelque chose d’avant-gardiste, de bricolé, de faux. Disons : d’extérieur.

ER. La toute première image, avec le navire et l’ombre dans le port, évoque l’atmosphère décadente de Querelle. Mais Gebo est difficile à dater. Lonsdale, par exemple, parle un français que plus personne ne parle. Finalement, assez proche du vôtre, Jean.

JD. Ah bon ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

ER. Je parle moins du registre de son langage que de l’intonation de sa langue. La voix de Lonsdale m’a immédiatement fait penser à la vôtre – dans une autre occasion, je n’aurais peut-être pas fait le rapprochement, il se trouve qu’on venait de dîner ensemble et la chose m’a frappé. Le français d’aujourd’hui a une toute autre musique. D’ailleurs vous avez joué ensemble, autrefois.

JD. Oui. Dans Une sale histoire. Enfin, je ne disais rien dans ce film-là !

ER. Vous n’en pensiez pas moins.

JD. Celle-ci aussi est « une sale histoire ». Mais dans un tout autre sens que chez Eustache. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu un film aussi tragique, aussi désespéré. Un film qui vous met devant l’absurdité, l’idiotie voire la stupidité absolue de l’honnêteté. C’est terrible. Le décor symbolise la laideur morale des personnages : moche et triste, ce décor est le petit intérieur dans lequel ils se croient bien. Par là, je crois qu’on répond à la question posée tout à l’heure : dans quelle époque se situe le drame ? C’est cette atmosphère asphyxiante d’hypocrisie, d’avantage que les détails sensibles – la devise de la monnaie, l’écriture avec la plume et l’encrier... –, qui contribue à dater l’époque.

ER. La dictature de Salazar ?

JD. Oui. Je crois que c’est cette atmosphère-là et cette époque-là que le film évoque.

ER. La peur de parler.

JD. La peur de tout. Même de sa propre ombre. Et aussi le mythe de l’honnête homme. Mythe droitier du petit bourgeois qui fait son devoir.

ER. Mythe qui va avec l’autre, tout aussi typique des discours courants sous la dictature, des gens qui ont fait fortune parce qu’ils ont su « saisir l’occasion ».

JD. Tous ces thèmes sont présents. Mais ce qui donne vraiment l’atmosphère de la dictature est moins le contenu des discours que la manière de l’exprimer. On ne parle jamais directement, ouvertement mais par allusion, ou bien on reste le plus possible dans les lieux communs. Voilà ces petites réunions entre voisins où la langue est toujours bien liée et on se limite autant que l’on peut à des discours de circonstance.

ER. C’est le personnage de Chamiço. Jadis artiste qui visiblement a arrêté de créer et dirige un théâtre où il programme des vieilles pièces inoffensives. Figure d’artiste retiré qui est en quelque sorte auto ironique : Oliveira aussi avait arrêté le cinéma durant une longue partie de la dictature.

JD. J’aimerais savoir si la pièce de Raul Brandao s’appelle aussi « Gebo et l’ombre »...

ER. L’ombre c’est le fils.

JD. Oui, João. Mais il pourrait tout à fait être mort. La bru demande à Gebo : « L’as-tu vu ? L’as-tu vu ? » Le vieillard répond : « Oui, enfin, j’ai vu une ombre. »

ER. Mais l’ombre peut avoir un sens plus métaphorique : une tache dans la respectabilité de Gebo.

JD. Pour moi, ce n’est pas évident du tout que le fils existe.

ER. Un fantôme ?

JD. L’ombre de son père. João peut représenter le désir secret du père de devenir un voleur. D’incarner l’homme d’action que sa femme aurait voulu qu’il soit.

ER. Il y a aussi le rapport de Gebo avec sa bru, qui est de pure séduction.

JD. C’est bien pour ça que le personnage du fils est tout à fait incertain. Il peut être une sorte de fantasme.

ER. Un fantôme qui cristallise les fantasmes de Gebo. Longtemps évoqué, il finit par apparaître. Vraiment comme un fantôme : poussant un rire irréel, caricatural. João lui-même se dit hanté. Possédé, quand la nuit tombe, par un esprit.

JD. C’est clairement une projection de Gebo, de son envie de violer l’ordre social et moral.

ER. C’est ce genre d’analyse que vous appelez parfois : « le fantastique intérieur » ?

JD. Absolument. C’est typiquement ça. Je travaille toujours sur l’imaginaire. Dans ce que j’appelle le « fantastique intérieur » le travail de l’imaginaire invente des réalités, au-delà de la psychologie.

ER. C’est quand même une manière de ramener l’esthétique, la forme d’un film à une sorte de psychologie, non ?

JD. Bien sûr. Mais c’est la psychologie qui doit obéir à mon analyse et pas l’inverse.

ER. J’y pensais à l’instant, Dans Singularités d’une jeune fille blonde, le héros était aussi un comptable. Et d’ailleurs c’était Ricardo Trepa, qui ici joue le rôle du fils de Gebo, qui l’interprétait. Gebo et l’ombre est donc une suite de Singularités d’une jeune fille blonde. Jeune, le comptable était en effet honnête. Il avait répudié la fille dont il était amoureux, la blonde, car elle était une voleuse.

JD. Là, c’est l’inverse. Il prend la responsabilité du vol. Ou bien, il vole lui même. Selon qu’on croit ou non à l’existence de l’ombre.

ER. L’ombre est la vie qu’il aurait pu avoir s’il n’avait pas répudié la fille blonde. C’est son grand regret, c’est sa jeunesse qui ne cesse de le hanter.

JD. Je suis content de l’avoir vu. Ce n’est pas un film facile. Mais il est très tendu. Je ne pense pas qu’il y ait plus beau film à voir en ce moment.

par Eugenio Renzi, Jean Douchet
vendredi 19 octobre 2012

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