Visite guidée de la crise

On attendait un film qui rende compte de la crise économique en Grèce d’une autre manière que celle des médias, un film qui prenne le temps d’un regard, émancipé des contraintes de l’actualité. Ce ne sera pas Khaos.

Même s’il le voulait, impossible pour le spectateur de Khaos d’Anna Dumitrescu de se perdre. Au sein des images et des voix, il a un guide : Panagiotis Grigoriou, historien et ethnologue. Ce guide fait parfois office de traducteur lors des entretiens. Sa fonction est double : traduire les mots du grec au français, mais aussi, après l’entretien, expliquer ce qu’ont voulu dire les gens, ou pourquoi ils le disaient.

Derrière chaque échange, perce l’aspiration de la réalisatrice à brosser le portrait exhaustif d’une nation. De la jeune étudiante à l’ancien résistant, du pêcheur au au professeur, d’Athènes aux îles des Cyclades, le film balaie les générations, les couches sociales, et les territoires. D’où l’impression de consensus d’un film qui se veut la voix d’un peuple tout entier, uni par la souffrance. Ici rien de Daphné Hérétakis, vu à Lussas cet été, se concentrait au contraire sur un seul quartier d’Athènes, Exharia, historiquement rebelle, et parvenait à faire sentir la colère et la violence de ses habitants contre les autorités.

Khaos s’apparenterait pour sa part à une photo de famille, ce que suggère d’ailleurs un procédé du film ; à chaque fois qu’un nouveau personnage apparaît, l’image se fige un instant en noir et blanc, le flash d’un appareil-photo retentit et un sous-titre vient mentionner la profession de l’interviewé. Chaque petite vignette de la société se succède, et réagit comme prévu à des questions qui connaissent déjà leurs réponses. À une étudiante, on demandera ainsi si elle a peur de l’avenir. Oui elle a peur de l’avenir. À un pêcheur d’une cinquantaine d’année on demandera s’il compte bientôt prendre sa retraite. Non, il n’y pense même pas, il devra travailler encore de longues années, jusqu’à sa mort sûrement.

La construction repose sur la volonté de produire des preuves, comme si la réalisatrice, en réaction aux propos sur la fainéantise et la gabegie des Grecs, se sentait tenue de faire la preuve par l’image de leur souffrance et de leur labeur. À plusieurs reprises, après que les personnes interviewées ont évoqué un sujet ou un problème – le nombre de plus en plus élevé de sans-abris, le prix élevé des consommations dans un restaurant, le risque que la situation dégénère en violence généralisée –, on voit effectivement apparaître à l’écran un clochard, un ticket de caisse, ou un policier qui matraque un manifestant.

Cette première fonction d’illustration, qui subordonne l’image au discours, se retrouve, à un autre niveau, dans la répartition implicite des personnes interrogées entre deux fonctions. D’un côté il y a les témoins, invités à évoquer leur situation particulière ou à laisser exploser leur colère – « Merkel n’est qu’un âne bâté » éructe un homme face à une caméra qu’on imagine ravie. De l’autre il y a les experts (ethnologue, professeur de philosophie, homme politique), qui analysent la situation, envisagent l’avenir, énumèrent les solutions encore possibles. Aux uns le rôle de l’illustration, aux autres celui de l’explication.

Cette répartition saute aux yeux dans une autre scène du film. L’ethnologue discourt devant la caméra quand soudain passe un groupe de jeunes gens dont l’un – cela est, là encore, prouvé ultérieurement par un agrandissement et un ralenti – baisse son jean pour montrer ses fesses. Hors-champ, on entend des voix qui crient « Aube dorée », « Aube dorée ». Un peu après, Grigoriou explique – sans élever la voix – que beaucoup de jeunes gens des beaux quartiers d’Athènes ont rejoint l’extrême droite. Au fond du plan, les jeunes vus précédemment sont assis sur les gradins du parc. Comme dans un documentaire animalier, où le reporter parle à voix basse des animaux sauvages qu’on aperçoit derrière lui, l’ethnologue qui livre son analyse, et l’échantillon social sur lequel celle-ci s’exerce sont ici rassemblés dans le même plan.

L’assignation de chaque personnage à une place pour laquelle correspond un type de discours prive ainsi le film, malgré son titre apocalyptique, de tout regard subversif. Le manque d’invention formelle équivaut à l’acceptation d’une esthétique télévisuelle qui ne se donne pas le temps ni l’effort d’aller au-delà des clichés qui s’offrent inévitablement à une caméra trop pressée.

par Pierre Commault
mardi 23 octobre 2012

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