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Autour du pot (la famine des images)

Dimanche 18 novembre : les sondages certifient la victoire de François Fillon à la tête de l’UMP. Vers 20h pourtant, on ne peut pas donner de résultat, l’écart sera très mince. Telles sont les données quand l’émission commence, teaser d’un show qui n’a pas lieu.

Consacrer l’intégralité du temps d’antenne de ce dimanche soir semble excessif au vu de l’enjeu d’alors, qui n’est pas encore ce qu’il sera (la survie ou non de l’UMP). La seule information visée, c’est le nom du vainqueur. Or, quelques semaines après, on ne le sait toujours pas. Peu importe, il faut occuper le cadre et la soirée. Comment brasser du vent pendant trois heures tout en retenant l’attention du spectateur. On zappe d’i>Télé » en BFM TV, qui font l’effet des deux musiciens de rue luttant pour la pièce d’une fillette dans le court métrage de Pixar, One Man Band.

On s’arrête sur i>Télé. Le dispositif est simple, c’est toujours le même de soirée électorale en soirée électorale. Deux scènes géographiques s’envoient et se renvoient la balle, le plateau et le terrain. Sur le plateau règnent les deux héros, les deux conteurs, le relais du spectateur « dans » la télé : un beau gosse et une belle gosse, dont la lisseur plastique permet au plasma de s’épandre dans tout ce qui sera montré. Auteur d’eux, s’organise une partie de chaises musicales respectant toujours un certain équilibre, moins politique que diégétique. Les justes d’un côté, les damnés de l’autre, les vainqueurs et les vaincus : Copé, Fillon, ou inversement. De l’autre côté du court, à portée de balle, le terrain (le « direct »). Les émissaires des deux héros sont nos yeux dans le monde, un escadron d’agents zélés. Ils rapportent les réactions partisanes de la rue, et approchent les protagonistes de près. Très vite pourtant, l’émission ressemble moins à un match de tennis qu’à une partie de pétanque agravitationnelle : de lourdes boules sont jetées, de plateau en terrain, de terrain en plateau, sans jamais faire de carreau. Sur le plateau, répartis dans le demi-cercle, il y a ceux qui se prêtent au jeu car ils sont là pour ça (Rachida Dati, etc…), il y a le méchant qui, quoiqu’il fasse, incarne toujours l’ambition et l’arrogance d’un jedi dévoyé, et qui a déjà gagné la bataille des motions. Et puis il y a le mauvais joueur, ici Eric Woerth, qui rappelle qu’il n’y a vraiment rien à dire puisqu’il n’y a pas de résultat.

On lance la boule, retour au « direct ». Attention les yeux : on voit des caméras, des journalistes d’autres chaines, des bouts de trottoir et des militants beuglant. Puis, trois minutes après son départ du plateau, on voit Rachida Dati, qui prouve la porosité absurde entre le studio où l’analyse des images se fait et le terrain où les images naissent. Naviguant de l’un à l’autre, les éléments semblent voyager dans le temps, pour essayer de retarder le moment où il faudrait en faire l’aveu : il n’y a rien à voir. Rien. Le plateau et le terrain sont deux miroirs qui se reflètent entre eux, et entre lesquels se profile un défaut d’information vertigineux. Le maitre mot de tout le dispositif, l’information, est précisément ce qui brille par son absence. Et pour capturer le spectateur dans ce trou noir, tous les stratagèmes sont les bienvenus. Ainsi, lorsque l’intervention sur le plateau d’un partisan quelconque risque de laisser les yeux glisser hors de l’écran, un split screen s’empresse de dynamiser l’image avec ce qu’il peut ; ici, par exemple, le plan tout à fait insignifiant dans un bureau de vote de Nice d’un petit homme dépouillant les bulletins. Répétée cinq, dix, vingt fois, l’image ne dit, ne montre rien d’autre que la disette visuelle de l’émission sur un mode presque comique. Mais elle hypnotise et hameçonne le spectateur, envoûté par ailleurs par les propos répétés à l’infini, analyses incessantes d’une non-information, puisqu’à cette heure tout le monde a gagné si l’on en croit les interventions diverses.

Pourtant, et c’est bien le miracle involontaire d’un tel naufrage audiovisuel, il finit par se produire quelque chose. Quelque chose qui n’est toujours pas de l’ordre de l’information, mais de celui de la prophétie. On coupe le ronronnement à l’aide d’un « place au direct » impoli, on se rend au siège de campagne de Copé. On ne voit rien d’abord, puis une silhouette. Elle n’a pas besoin d’être cadrée correctement pour être reconnue immédiatement comme l’incarnation de tant de mots : Jean-François Copé s’avance dans un couloir sombre, on ne voit toujours presque rien, mais cette fois on devine. Et la mise en scène aléatoire semble prise en main par un bon génie.

Pour le dire vite, Copé à la tribune est filmé de face, en plan large, selon le principe de la captation théâtrale la plus élémentaire. Il clame sa victoire et tend la main à Fillon. Autour de lui, une poignée de militants ambitieux s’écarlatent de bonheur et d’orgueil, gentiment répartis en garde rapprochée. Deux minutes plus tard, c’est au tour de Fillon d’intervenir. La caméra attend dans son siège de campagne (un bar, cette fois) ; lorsqu’il arrive enfin, Fillon se fraie un passage difficile jusqu’à l’estrade de fortune. Il est cadré en buste, de profil, suant. La caméra est portée. La suite de Fillon se fait bousculer par les militants amassés. Pécresse sera cachée par le corps de l’orateur. Estrosi tente de rentrer dans le champ, toujours regardant d’un œil perdu la caméra, pour être bien sûr qu’on le voit, mais sans penser qu’on le voit précisément chercher à être vu.

Fillon est mal amplifié. D’une voix fragile, il clame aussi sa victoire. L’émission pourra continuer toute la nuit, plusieurs semaines, le feuilleton est lancé. Mais le destin s’est chargé de signifier la répartition des rôles pour cette bataille homérique : le challenger malgré lui devra revenir de loin, d’un profil tremblant volé à la cohue. Et c’est ainsi que le hasard l’emporta sur l’information.

par Louis Séguin
jeudi 6 décembre 2012

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