10e Rencontres du moyen-métrage

Brive 2013

Entre deux

Le commerce ne fait que graviter autour des films qui passent à Brive. Après les courts-métrages, avant les longs : dans un espace de liberté provisoire où la pub ne pèse rien, où il s’agit simplement de faire le meilleur film possible dans l’espoir de tourner un jour un long.

Devenir grand ou pas, c’est la question de L’Âge adulte , premier film de la compétition découvert cette semaine. Sabrina Himeur a 20 ans, travaille le jour, travaille la nuit, boit et fume sans cesse, dort très peu. Il devrait s’agir du seul documentaire de la compétition, mais la fiction n’est pas loin. D’abord parce que depuis quelques années, on s’est habitué aux fictions dans lesquelles le caméraman est partie prenante de l’intrigue. Eve Duchemin ne documente pas seulement une vie, elle raconte une rencontre. Elle ne s’embarrasse pas des faux-atours du documentariste qui s’efface. L’absence de pathos n’est jamais surjouée et Duchemin trouve l’équilibre entre le détachement et l’engagement. Sabrina est un personnage qui ne communique pas : incapable d’exprimer sa tristesse, elle a décidé de l’offrir en spectacle – celui de ses cicatrices. La caméra tente de briser le cercle vicieux de la représentation de soi qui, autour de la jeune femme, est devenu enceinte fortifiée. L’œil s’infiltre au-delà des défenses, de la mise en scène de soi, pour couvrir le silence, et révèle une gamine asexuée, entourée de peluches, en couple avec un ex qu’elle ne désire plus, figure de la faiblesse des sexes, et de l’absurdité anachronique de leur rapport de force.

Avec Déjeuner chez Gertrud Stein , Isabelle Prim signe la première « fiction expérimentale » de la sélection. C’est la première fois que je vois employée avec une telle verve la métaphore du fond vert, au cœur de la déflagration formelle des quinze première minutes où l’apparition du vert signale la venue prochaine d’une incrustation, pas encore mûre. On sent l’auteur ayant manipulé tant d’images (Prim a étudié au Fresnoy) qu’elle s’est fait une idée précise de celles qui restent, de montages inédits, d’enchevêtrements jusque là inimaginés. Il est question d’une fée bouleversant le quotidien d’un compositeur (Christophe). La forme de l’œuvre est elle-même assez violente, la majorité des scènes sont plutôt anxiogènes : l’image de la fée, au milieu de cela, paraît totalement déplacée – nouvelle manière de décontenancer le spectateur. Le premier verbe qui vient aux lèvres de Prim, lors de l’échange qui suit la projection, c’est « injecter ». Il faut quelque chose « qui injecte » : violence de la piqûre, mélanges brûlants. Injecter une fée dans de l’expérimental. Que rien ne soit homogène.

Une mère enceinte, inquiète à l’idée de perdre sa fille de 4 ans à cause du sentiment d’une ancienne malédiction pesant sur elle, menace de l’abandonner à son père. Raconté par Clara et Laura Laperrousaz, l’argument de Retenir les ciels intrigue ; mis en lumière, il déçoit. La mère folle a quelque chose d’intrinsèquement monstrueux. Le souligner par de beaux plans d’ensemble, l’usage du téléobjectif et le jeu concerné de Lolita Chammah, alourdit une histoire qui l’est déjà trop. C’est qu’il aurait fallu, peut-être, rester dans ce pur espace d’incompréhension irradiant autour de la fillette, sans se retrouver pris dans les filets du regard adulte, explicatif, celui des acteurs et celui du scénario, qui fait parler si justement la petite ; trouver le moyen de lier le désir d’élever les événements de leur déroulé réaliste et la tendance à l’auto- et à la sur- interprétation esthétique de ceux-ci, à l’envie de simplicité ambiante enfin, qui fait le charme des travellings à l’épaule autour de la gamine ou des nombreux plans de personnages de dos – ceux où s’esquisse une énigme. Plus que tout le reste, c’est ce que les réalisatrices apportent de gratuit aux situations et aux ciels – plans d’arbres, de nuages – qui rapproche le spectateur de la perception hédoniste de la fillette regardant sans comprendre se déchirer les adultes.

Artémis cœur d’artichaut , d’Hubert Viel, est au contraire léger en diable, tourné en noir et blanc et super 8, aux bords de cadres crades, au son direct joliment sale. Il y a, dans cette rencontre entre deux jeunes femmes, une fougue qui incite à laisser tomber les questions pour les suivre. Les cadrages ne se voient pas mais ils sont là, composés comme dans ces films où le caméraman existe mais se tait, et d’ailleurs le narrateur du film – Hubert Viel lui-même – fait irruption dans l’histoire à quelques moments bien sentis, complètement désemparé, dépassé par ses personnages trop vifs ; image parfaite du réalisateur capable de s’effacer pour laisser son spectateur partir seul avec ses personnages. Cette fougue tient aussi à l’une des deux actrices, Noémie Rosset, incendiaire : sa voix de toon réjoui sature le micro qui semble l’éviter, tout en restant attiré par elle, par la prochaine de ses explosions. Le scénario trempe un pied dans la comédie, un autre dans le merveilleux, encore un autre dans le film de fête et un autre dans le road-movie : Artémis cœur d’artichaut raconte l’histoire d’une fuite et annonce un réalisateur que les contingences du commerce ne rattraperont pas de sitôt.

De Pour la France de Shanti Masud, je retiens d’abord un visage, celui d’une actrice (Sigrid Bouaziz). La France du titre, c’est elle. France est une âme errante ; une muse et une image dans la bouche de laquelle affleurent différentes langues, et quelques vérités – c’est-à-elle que revient la clé du film : « j’aime les visages harmonieux ». Pour la France, comme un rêve, se construit sur un mélange de souvenirs de cinéma, de désir de celui-ci, et de réminiscences de vies parisiennes. C’est l’histoire d’une nuit où les choses s’éternisent : tout est précieux - dans tous les sens du terme. Cette histoire de rencontres éphémères se trouve plongée dans un bain immémorial, une éternité détachée de la simple temporalité d’une nuit ou d’une époque, pour se retrouver dans l’écrin noir et blanc d’un film sans âge, où l’on ressemble à Lauren Bacall, à un gangster ou une rock star sans distinction, où l’on passe d’une langue, d’un pays, d’une histoire à l’autre avec le peu de cas que l’on fait du réel dans les rêves.

La séance du samedi soir embrayait sur un autre film ayant su se défaire du poids des références, Je sens le beat qui monte en moi , de Yann Le Quellec. D’ailleurs le moyen-métrage a trouvé son héraut comique : Serge Bozon. L’année dernière à l’affiche de La vie parisienne de Vincent Dietschy, il ajoute cette année un second prix du public de Brive à sa filmographie. En un peu plus de 30 minutes, les personnages s’offrent le luxe d’être plus développés que dans un court-métrage qui ne serait qu’un gag hypertrophié, et ne s’embarrassent pas des circonvolutions vaines que nécessite un long-métrage. Le film est le résultat de la rencontre entre le réalisateur, Yann Le Quellec, et Rosalba Torres-Guerrero, danseuse contemporaine. La moindre musique la fait danser, la démantibule malgré elle. On la suit une journée durant, guide dans Poitiers, puis à un rendez-vous galant avec son chauffeur (Serge Bozon, donc). L’univers est celui des frères Zucker-Abrahams-Zucker : derrière les rôles principaux qui tentent de s’accommoder de leurs tares, les figurants baignent dans un joyeux n’importe quoi qui assure en permanence un comique d’arrière-plan du meilleur effet. Le duo Bozon/Torres joue sur un étonnement mêlé de tendresse aussi touchant que drôle.

Séance spéciale : Benoît Forgeard, président du jury cette année, est l’auteur de L’année bisexuelle , émission tournée avec Bertrand Burgalat pour le réveillon 2012/2013. Fidèle à la délicate absurdité des meilleures blagues de Forgeard, l’émission fut diffusée fin janvier dernier. Deux présentateurs télé sont chargés de congédier l’année passée et d’accueillir la nouvelle. L’année est une jeune femme, belle et un peu bêcheuse ; l’émission se constitue de mini-sketch et de clips psychédéliques : les 80’s démodées donnent lieu à une délectation de rythmes au synthé aussi cheaps que possible et à une poésie du sans-élan, le tout baignant dans une sorte de sérénité endormie. L’une des meilleures trouvailles de L’année bisexuelle met en lumière ce qui fait le génie de Forgeard : tandis qu’il parle, un homme improvise aux claviers une mélodie qui imite ses intonations. On entend bien du jazz. Forgeard parle en jazz – et parvient presque à faire croire qu’il s’agit d’improvisation. Logiquement, le film primé par le festival ressemble à une impro : c’est Artémis d’Hubert Viel. Le réalisateur, paralysé par une rage de dents, peine à décrocher un sourire - la scène n’en est que meilleure, Forgeard en Auguste à côté du clown blanc lauréat.

par Camille Brunel
mercredi 1er mai 2013

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