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6.2
C’est, paraît-il, à l’insistance de Pierre Rissient – mac-mahonien de la première heure et introducteur de Scorsese, de Coppola, de Tarantino à Cannes – que l’on doit la projection de Tip Top de Serge Bozon. Le film mérite d’être vu. Son comique n’est pas sans défauts mais possède un style qui lui est propre, ou du moins, si Bozon reprend volontiers le rythme d’un Jacques Tati ou d’un Wes Anderson, il compose dessus sa propre variation.
Celle-ci consiste à rapprocher la comédie du cinéma de genre. Tip top est un film de robots. On repense à Je sens le beat qui monte en moi, de Yann Le Quellec, où Bozon acteur rencontrait une femme irrésistiblement activée par la musique. Cette fois, les personnages de cette enquête en terres lilloises sont autant d’automates, comiques parce que rigides, psychologiquement et physiquement. Tip top, tic tac, la mécanique à l’œuvre est celle du rire et Bozon connaît bien son métier d’horloger. La policière incarnée par Isabelle Huppert n’aime rien tant que le protocole, se baigne dans le comique de répétition avec un aplomb d’adorable machine, révèle une aptitude au gimmick insoupçonnée – et un incroyable sens du timing.
À ses côtés, Sandrine Kiberlain est cette débutante dégingandée vouée à apprendre la rigidité. Quant à François Damiens, éternel chien fou, il finit lui aussi par rejouer le vieux numéro du chauffeur de voiture qui conduit tout droit malgré ses coups de volants incessants. Mécanique et certain de faire rire, au point de nous en passer l’envie. Reste un talent évident pour la mise en scène de ces automates, et le tableau d’une société gentiment vide. Aucune profondeur, pas plus chez les personnages qu’à l’image, où les différents plans sont systématiquement écrasés. À l’échelle du film également, à plat généralisé : s’il y a bien une enquête qui progresse quelque part, le film reprend à zéro au début de chaque séquence comique, et fonctionne comme ces BD qui racontent une histoire avec la contrainte de terminer sur un gag au bas de chaque planche.
Lors de l’échange qui suit la projection, on apprend que le contexte social – une communauté algérienne lilloise – n’est pas seulement convoqué à titre de couleur locale, mais intéresse réellement le réalisateur. Le film est si léger qu’on ne l’aurait pas soupçonné. En bon dandy, Bozon avance par aphorismes, par petites répliques victimes parfois de leur trop-plein d’efficacité revendiquée, de la même manière que la mécanique de l’humour finit par tourner en rond.
7.1
Dans ses meilleurs moments, le documentaire de Kaveh Bakhtiari ressemble à une fiction, de celles qui justement se déguisent en documentaire pour accentuer l’effet de réel. Des Iraniens, cousins et amis du réalisateur, tentent de gagner l’Europe du Nord via la Méditerranée et se retrouvent coincés en Grèce après avoir été truandés par des passeurs : le sujet de L’Escale est traité par moments avec une telle intelligence de moyens qu’on les croirait scénarisés. Qui plus est, la distance entre le caméraman et les personnes filmées sonne juste, Bakhtiari ne perdant jamais de vue que son regard est celui d’un citoyen privilégié sur des hommes infiniment plus misérables que lui.
Afin de passer la frontière, les Iraniens doivent obtenir le passeport de quelqu’un qui leur ressemble et ensuite se grimer encore un peu pour perfectionner leur ressemblance. Histoire d’infiltration et de corps, L’escale frise le film d’espionnage : le groupe d’amis se délite peu à peu au fur et à mesure des passages réussis, en laissant un seul sur le carreau, cousin du réalisateur : un accident de jeunesse l’a laissé défiguré et jamais aucun maquillage ne lui permettra de ressembler au visage d’un autre. Plus étrange encore, cette cicatrice d’enfance lui cloue sur la joue gauche un sourire permanent, correspondant à la fois à sa joie de vivre indéfectible et à sa volonté de masquer l’amertume.
Ce visage, Bakhtiari le filme comme les autres et le drame de son visage unique est à peine suggéré, de même que les corps qui traversent le cadre n’en sont jamais le centre mais retiennent plus que toute autre chose l’attention du spectateur. Du visage balafré de l’un aux lèvres littéralement cousues d’un autre, lancé dans une grève de la faim ; d’un œil noir en gros plan sur lequel on applique maladroitement une lentille bleue aux ventres énormes et velus d’une scène de cuisine où, torse nus, les protagonistes préparent quelque bouillie pour leur camarade auto-mutilé : ces formes de l’incarnation d’individus qui officiellement n’existent pas offrent au public la possibilité de sentir, même un peu, même de loin, ce que peuvent être leur douleur et leur vie.
Lors des applaudissements, le réalisateur se lève, aux côtés de deux de ses sujets – pour ne pas dire « acteurs ». De l’appartement insalubre à l’écran au smoking cannois de la salle, le raccourci est saisissant. Les deux rescapés que l’on a alors sous les yeux ne font qu’insister sur l’absence tragique au festival du cousin défiguré, retourné en Iran et assassiné là-bas.
CB
#1
5.3
Ilo Ilo d’Antony Chen n’est pas vraiment un très bon film. Il s’agit d’une comédie sur la crise et sur une famille qui s’y engouffre. La femme, qui tient les rennes du foyer, est employée d’une boîte où les salariés défilent dans le bureau du patron pour toucher leur solde de tout compte. Le mari, lâche au point de cacher la perte de son emploi, brille par son apathie. La nounou philippine attend toujours son visa.
Le style oscille entre la chronique naturaliste et le film-concept refusant d’entrer dans la psychologie pour conserver un mystère à venir. L’intégrité des personnages semble menacée en permanence. Première scène : un gosse insupportable fait chanter l’adjoint du proviseur dans son bureau. Il hurle en faisant croire que celui-ci le tape. Ce début est annonciateur de l’humiliation sociale à venir. Les personnages d’Ilo Ilo sont à la fois victimes et bourreaux. Prisonniers du principe de l’offre et de la demande, ils subissent le dérèglement capitaliste en établissant d’abord la domination (l’immigrée garde l’enfant qui la fait tourner en bourrique), puis en opérant un renversement des codes et des rôles comme une vengeance (La mère est menacée de perdre son emploi ; l’immigrée trouve un travail supplémentaire et prend la place symbolique de la mère en mettant ses habits et son rouge à lèvres).
La projection, qui a lieu dans la salle historique à l’intérieur de l’hôtel Mariott, est interrompue plusieurs fois. Une impression étrange saisit alors : on cherche en permanence l’air et on a envie de fuir vers l’avant pour connaître malgré tout la suite. Sec et confus, le montage annonce une tempête qui ne vient pas, un lendemain où personne ne sait s’il va continuer à travailler, s’il faut plutôt écouter un gourou ou bien jouer au loto, élever de vraies poules pour les dévorer ou s’occuper du poussin virtuel d’un tamagotchi – comme ce dernier, le film semble avoir 15 ans de retard.
TF