Au vert

Après deux délires nocturnes, David Gordon Green revient avec Prince Avalanche qui ressemble à la fois à une pause sur sa route et à une synthèse des titres précédents. Le film se déroule en 1988, où un homme et son beau-frère sont envoyés dans un Texas dévasté par les incendies. Vêtus comme des Playmobils tombés de leur boîte, ils effectuent une tâche aussi simple qu’absurde : pendant des journées entières, les deux ouvriers doivent réimprimer à la peinture jaune les marques au sol d’une route qui traverse un parc naturel. Le cinéaste prend prétexte de ce duo de fortune, posé là sans plus d’explications, pour se mettre au vert loin de la frénésie de de Pineapple Express (2008) et de The Sitter (2012). La lenteur de leur activité et le silence de l’endroit donnent le temps à l’aîné Alvin (Paul Rudd) de prodiguer des conseils sur la vie au jeune Lance (Emile Hirsch), mais l’un comme l’autre ressemblent à deux enfants prisonniers de leurs corps adultes, usés par le travail et les déceptions sentimentales. Avec leur camionnette, ils promènent eux-mêmes décors, costumes et rôles, jouant leur pièce dans un théâtre à ciel ouvert. Dans un tel cadre, l’expérience ne saurait être profitable à chacun, cinéaste comme personnages, qu’à condition de dévoiler une histoire plus importante : celle de la naissance d’une amitié durable et bornée, seulement comprise par Alvin et Lance, contre le reste du monde, envers et contre tout.

L’idée d’un marquage au sol n’est pas dépourvue d’ironie dès lors que la trajectoire qu’ils esquissent est aussi incertaine que sans horizon. Au chemin rectiligne, matérialisé par la vitesse d’une caméra qui rase le bitume dans les plans du début, le film préfère le surplace émotionnel, propre à l’isolement dans lequel les deux compagnons se retrouvent prostrés. Alvin et son beau-frère Lance habitent la nature de manière tellement symbolique que le film remet en cause plusieurs fois la réalité de leur appartenance à ce monde en suspens, et l’errance leur permet de nouer un lien magique entre les personnages qu’ils croisent et les lieux qu’ils traversent. Alvin trouve sur son chemin une maison brûlée : faisant mine d’y entrer comme si elle existait encore, il mime les gestes quotidiens du père de famille de retour au foyer. Son action s’assimile ainsi à celle de chaque homme condamné à s’entraîner au simulacre des choses les plus simples. Une telle mise en scène redonne du temps et de l’espace à celui qui ne sait plus comment vivre dans son monde, et réapprend à le faire, loin de toute société. Si le héros joué par Jonah Hill dans The Sitter (Baby-sitter malgré lui en véeffe) restait calme et droit dans ses bottes malgré l’agitation autour de lui, la pièce interprétée par les deux gosses de Prince Avalanche permet au contraire la digression à chaque détour et autorise aux héros les moments de confession. Entre deux mondes, réel et délirant, le cinéma de Green trouve ses aises au milieu de personnages à la fois dedans et dehors, au coeur d’une entreprise et à sa marge.

Lance ramène avec lui ses réflexes de citadin : entre ses histoires de virées nocturnes, de mauvais plans et de sexe, il aurait naturellement trouvé sa place au milieu des fêtards new-yorkais de The Sitter. Alvin a un rapport plus singulier à la nature : il y cherche une profondeur et un écho inattendus - une communion à l’ancienne. Au cœur des vestiges consumés par l’incendie, il rencontre une femme en quête de souvenirs sur les ruines de son ancienne maison. Elle est à la fois le fantôme de la demeure disparue et une image qui renvoie Alvin à la précarité de son règne dans la forêt ; sa dépression prend alors la forme d’une existence en pointillés, où présence et absence occupent une part égale. Si le chemin tracé ici ne mène nulle part, c’est que sa fin réelle ne réside pas dans sa destination : la raison d’être d’Alvin s’est perdue quelque part sur le bord de la route. Il pourrait aussi bien ne pas être là, les arbres continueraient de pousser, les fleurs de s’épanouir et les insectes d’explorer les environs renaissants. A la limite, son inexistence en ces lieux serait même plus logique. Être improbable, pris dans une expérience invivable, il n’a plus d’autre choix que de conclure : « I’m impossible ».

Plus têtu que son beau-frère, Lance s’impose à son environnement en détournant les choses de leur usage premier. Il est comme l’enfant de L’Autre rive, qui passait son temps à manger de la terre, initiant un rapport puéril avec la nature. L’ennui le gagne à tel point que tout doit redevenir un jeu, de ses chaussures peinturlurées en jaune, aux arbres en bleu, aux traces de suie sur son visage devenues peintures de guerre. Alors que leur amitié se noue dans la douce absurdité de la nature texane, Alvin et Lance puisent dans ces parures dérisoires une force paradoxale. D’une banale mission d’intérim, Green voudrait rendre légendaire leur traversée de paysages en friche, qu’elle devienne une aventure à raconter dans laquelle se mêlent sacré et trivial, temps forts et temps faibles, où des ralentis de la nature au son extatique d’Exlosions in The Sky cohabitent avec une scène où Lance se masturbe sous la tente. Les outils de travail changés en déguisement qu’utilisent Alvin & Lance sont leurs totems, et conjurent ainsi le sort qui les attend dans la jungle des villes, avant de pouvoir l’affronter à nouveau.

par Thomas Fioretti, Timothée Gérardin
vendredi 8 novembre 2013

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