Sans refuge

Chili, 1974, un an après l’arrivée de Pinochet au pouvoir à la suite du renversement de Salvador Allende, le dictateur décide de remettre en cause les modes de vie ancestraux qui prévalent dans les régions rurales du pays. Les trois soeurs Quispe (Justa, Luciana et Lucia) sont visées par cette politique répressive. Elles élèvent des chèvres sur les plateaux andins, passent de refuge en refuge, des habitations assez sophistiquées, dont on sent que la construction est très étudiée. Un homme vient leur rendre visite, avant de disparaître en une nuit, elles se rendent chez un autre, mais l’essentiel du film nous les montre toutes les trois, marchant dans les montagnes.

Le refuge est une figure importante dans le film, et si l’avènement du régime de Pinochet est une apocalypse, c’est aussi un motif qui intéresse l’ensemble du cinéma contemporain (de Take Shelter à Melancholia en passant par 4h44, dernier jour sur Terre). Les soeurs Quispe est pris dans ce mouvement, qui le replace soudain non plus à la marge, comme son mode de production et son économie l’indiqueraient, mais au coeur d’une dynamique : le film de Sepulveda ne déroule pas un fil à part, il emprunte un chemin déjà balisé. C’est aussi une manière de prendre de la distance avec les trois sœurs, que la caméra suit pourtant partout et qui, elles, s’engagent en revanche sur une route à l’écart de celle que suit le Chili post-Allende. Le film respire ainsi régulièrement, se donnant de l’air dès qu’il peut. C’est lors des pauses dans les refuges qu’il est à son meilleur. La photographie donne aux habitations l’allure de capsules à ciel ouvert, des lieux à vivre aussi bien qu’à remplir sans arrêt de la lumière de l’extérieur, elle aussi enveloppant chaque image d’un voile rassurant autant qu’elle permet à tous les plans de se déplacer, au motif du refuge de migrer.

Ce motif a aussi ses inconvénients : conçu pour résister aux pires conditions, le refuge est également un modèle pour la posture qu’adopte le film. Les soeurs Quispe résiste comme on résiste au froid, en s’arc-boutant sur lui-même. D’un côté, il suit les sœurs tout en inscrivant sa trajectoire dans celle poursuivie par tant d’autres films ; de l’autre, cette prise de distance avec les protagonistes est contrebalancé par une manière de s’éloigner du lieu de l’affrontement. Ce lieu n’est pas nécessairement la ville, où se déroulait No, très beau film, centré sur la campagne référendaire de 1988 qui a débouché sur le départ de Pinochet, réalisé par Pablo Larrain, producteur du film de Sepulveda. Le problème n’est d’ailleurs pas géographique. Sepulveda n’affronte jamais vraiment la situation politique concrète évoquée au début, il invente sans cesse des chemins de traverse, dont on ne sait pas bien où ils mènent, sinon nulle part.

Ainsi les sœurs se racontent-elles souvent des récits qui continuent leur entreprise parallèle, leur éloignement d’un pays qui ne veut plus les reconnaître. La vertu des petits récits est en général de reconfigurer les manières de faire la grande histoire, comme un enfant tente de dévier les vagues de l’océan qui s’abattent sur la plage en creusant des rigoles dans le sable. Mais souvent, comme ici, les rigoles sont trop rigides, et celles et ceux qui racontent les histoires, à l’instar des enfants qui jouent sur la plage, en font des digues. Le propre de ces dernières est parfois de masquer les problèmes en faisant semblant d’être leur solution. Les soeurs Quispe n’adopte pas une stratégie de détournement, mais d’évitement. La route est connue, droite, sans imprévus, et ne rencontre pas d’obstacles qui seraient des situations, au sens que le situationnisme a donné au mot : des agencements libres entre l’activité quotidienne et les pratiques poétiques.

Si le film ne passe pas complètement à côté de la politique, c’est en sa qualité de chronique d’un mode de vie qui en lui-même est une forme de résistance à l’établissement de l’ordre dictatorial. Les sœurs Quispe n’est pas une fable qui imiterait l’ampleur du tragique de la situation historique, sans doute pour le meilleur, dans ce cas précis. Lorsque les soeurs mettent fin à leur jour, ensemble, leur odyssée prend des allures d’évangile du pauvre : l’heure et l’ode sont aux sacrifices, en toute quiétude.

par Aleksander Jousselin
vendredi 13 juin 2014

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