Mommy gâtée

Quand sort A bout de souffle en 1960, Jean-Luc Godard est déjà, avec le reste de ce qui constitue la Nouvelle Vague, critique aux Cahiers. Georges Sadoul, le célèbre historien communiste du cinéma, s’interroge alors sur la compatibilité du film de Godard avec les idéaux, sinon marxistes, de gauche. Il formule donc un syllogisme dont les termes sont certes approximatifs, mais qui a sa logique interne : si la Nouvelle Vague, c’est la jeunesse, et que la jeunesse c’est le progrès, et que le progrès c’est la gauche, alors la Nouvelle Vague convient à celle-ci. Tout va bien, pour reprendre un autre titre godardien. Nous sommes 54 ans plus tard, les Cahiers ont changé : un autre jeune cinéaste, Xavier Dolan, se voit attribuer la lourde responsabilité de porter seul “le flambeau de l’extrême jeunesse au cinéma”. Qu’est-ce donc qu’une jeunesse extrême ? L’avant-garde ? Nul ne serait pris au sérieux en disant que ce terme sied au cinéma de Dolan. Le pire dans cette affirmation, c’est qu’elle n’est le fruit d’aucune progression, à l’inverse de la petite théorie de Sadoul. La jeunesse aussi a peut-être changé. Si Dolan incarne la jeunesse, celle-ci n’est pas de gauche. Si sur le spectre politique, elle venait à être à l’opposé de celle que rêvait Sadoul, le texte dont nous avons extrait la citation apparaîtrait, au mieux, maladroit. Mais il est aussi, pour le dire brièvement, problématique : c’est deux ans après s’être moqué de l’injonction à pleurer devant The Lady formulée par son réalisateur Luc Besson que les Cahiers font comme la victime de leurs sarcasmes. L’émotion est pour eux une question de foi, donc religieuse, une affaire de conversion et non de discussion ou de dissensus : les sceptiques ne seront pas confondus, mais ils sont ignorés et balayés, sans autre forme de procès.

Pour commencer à parler de Mommy, il faudrait non pas jouer la liberté de blâmer contre les éloges flatteurs, mais essayer de dire de quoi ça parle, emprunter le chemin du film lui-même plutôt que celui des larmes et des (petits) mouchoirs. Tenter aussi de montrer comment le film marche, sur quelle route, dans quel pays, bref, où il en est en même temps qu’où nous en sommes. Plutôt qu’entrer dans le film, suivre un sentier qui lui est parallèle, peut-être pour se préserver de deux facilités à la fois : l’entrée et la sortie, comme une stricte alternative qui se poserait à chaque scène de Mommy. Malgré le lot de séquences pénibles que le nouveau film de Xavier Dolan offre, jamais l’envie de s’en aller ne nous saisit. C’est indéniablement une forme sinon de talent, en tout cas de savoir-faire. Dolan n’épuise son spectateur qu’à aller plus vite que lui, quand un cinéaste comme Kechiche a une vitesse standard et est éreinté en bout de course là où un faiseur athlétique tient avec Mommy un rythme autrement plus élevé. Ici, les scènes sont courtes et vives, dans La vie d’Adèle ou Vénus noire, on sait qu’une scène ne se finit qu’une fois tombée en panne d’énergie. Dolan est un Américain, Kechiche un Français ; celui-ci donne tout d’emblée sans pouvoir recharger ses batteries en cours de film, à tel point qu’on finit lessivé et les images épuisées. Dolan aussi donne beaucoup, mais beaucoup plus, et tout le temps. Jamais il n’est rassasié, jamais il ne se fatigue. Non pas qu’on en redemande quand le film se termine, mais on sent alors Dolan capable d’en rajouter encore.

De quoi parle donc Mommy ? D’abord, d’un fils et d’une mère qui malgré l’amour incommensurable qu’ils se portent mutuellement, n’arrivent pas à vivre ensemble. L’un est trop instable, l’autre trop optimiste sans doute. Une voisine vient leur prêter main forte autant qu’elle perturbe le schéma quasi-incestueux de l’idylle filiale. Lesbienne potentielle, MILF hypothétique, elle finit en amie décevante, ce qu’elle est depuis le début. Puis vient ce dont Mommy parle si on s’en écarte un peu, si le savoir-faire cesse d’impressionner plus que celui d’un horloger qu’on observerait travailler tous les jours au point de ne plus savoir pourquoi on le regarde.

Aux trois-quarts du film, quand le désespoir guette tant la famille s’enfonce dans une impasse, deux scènes se succèdent, distinctes l’une de l’autre par leur tonalité et leur méthode. Le basculement de l’une à l’autre est sans doute le seul chef-d’œuvre réalisé par Dolan à ce jour, une seconde contre cinq films. A ce moment, Dolan raconte une forme de déportation : la mère fait croire à son fils qu’ils partent en vacances, rêve un temps au volant de sa voiture (au point que son fils lui dit de faire enfin avancer la voiture) à une suite heureuse (mariage, enfants, etc.), alors qu’elle va le livrer à un hôpital public capable, selon une loi inventée pour les besoins du film, censé se dérouler en 2015, de le prendre intégralement en charge, lui et ses troubles comportementaux. La première séquence ressemble au Journal d’Anne Frank : comme l’adolescente juive, elle raconte naïvement le bonheur imaginé après la traversée d’un enfer dont pourtant on ne peut s’extraire. La seconde, c’est La vie est belle de Roberto Benigni : un enfant à qui on promet les vacances et qui va vivre l’expérience concentrationnaire. La beauté, puis le scandale. Le chemin n’est évidemment pas aussi simple, parce que Dolan est suffisamment fort pour ne pas avoir besoin de reconstituer, ni de se raccrocher au réel. Si certains ont fait de Mommy une sorte d’emblème immatériel, de symbole volatil d’un esprit de la jeunesse, c’est peut-être aussi pour ça : son récit se laisse difficilement rattraper par une logique terre-à-terre. C’est pourquoi il faut au contraire gonfler encore le symbole pour faire éclater la baudruche, d’où la Shoah. Du journal à la fiction interdite, le pas est géant, Dolan le franchit comme si Lanzmann lui-même n’était plus que le fantôme de sa propre imbécillité. Si tout le film était à l’échelle de ces deux scènes, il resterait pénible et gênant, épais et étouffant, mais il montrerait aussi comment fonctionne chez lui la mécanique émotionnelle. Chez Anne Frank et dans le rêve de Mommy, malgré l’immaturité, on voit ce qui enfin est de l’ordre de la science-fiction : on comprend que le Canada de 2015 est pour Dolan une dystopie comme l’aurait été l’Allemagne des années 1933-1945 pour un cinéaste qui l’aurait imaginée quelques années plus tôt. A dire vrai, c’est la seule explication satisfaisante à la présence des intertitres qui contextualisent le récit de Mommy. Pousser plus loin le désir d’utopie et de rêve est peut-être la seule manière d’émouvoir avec la dystopie.

Puis vient Benigni, tout s’écroule. Tout le monde pleure, tout le monde est coupable, des acteurs aux spectateurs en passant par le cinéaste et les spectateurs. La mère a trahi, menti, le fils qui se croyait en vacances est interné. La voisine témoigne de l’horreur de la scène, avachie sur le siège arrière de la voiture, le personnel hospitalier frappe comme une police fasciste. Là, on rejoint le reste du film.

En effet, si l’on peut traduire Mommy en termes économiques, en le qualifiant de film libéral ou capitaliste, c’est à titre symbolique. Il a tout à offrir, donne l’illusion que le monde est infini et les ressources illimitées. Bref, c’est là l’univers d’un gamin riche : oui, Dolan est immature, mais ce n’est jamais le jeune âge qui a fait l’immaturité. Le cinéaste donne aux pauvres plus qu’il n’en faut pour pleurer. Peut-être que c’est déjà ça, émouvoir avec du trop-plein comme Benigni tirait des larmes avec son histoire de petit enfant juif déporté quand il se croyait sur la route des vacances, peut-être est-ce le début de quelque chose que de commencer par la livraison de mouchoirs aux spectateurs. Il reste permis de poser une dernière question, puisque tout le monde semble croire que Dolan est déjà arrivé : le début de quoi ?

par Aleksander Jousselin
samedi 18 octobre 2014

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