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White God  de Kornel Mundruczo

Animal apolitique

7.3

A part un texte sur froggydelight.com, aucun article écrit sur White God dans la presse française, papier et internet confondus, ne mentionne la longue scène inaugurale dans un abattoir, où une vache est dépecée, éviscérée, puis cuisinée et proposée à la jeune héroïne, qui refuse de manger. Cette négation, qui fait écho à celle de la réalité des abattoirs dans la société contemporaine, a ici quelque chose de surprenant, sinon de ridicule.

D’où sort-il, ce dieu blanc ? Qui est-il et qu’a-t-il à voir avec l’histoire d’une petite fille qui perd son chien ? White God raconte comment Hagen, le bâtard de Lili, finit abandonné à la fourrière – et comment il cherche à la retrouver. Le concept a l’air idiot, on se croirait chez Disney et en effet, le film a ceci de disneyien qu’il sort à Noël, fait la part belle aux animaux (vantant le fait que tous les chiens du tournage ont été adoptés ensuite) et fricote, dans son acte final, avec le merveilleux. Là où le film ne ressemble à aucun autre, ou à pas grand-chose d’autre, c’est dans son rapport aux animaux. « The unwanted will have their day », clame l’affiche : les parias auront leur jour de gloire. Plutôt que de se lancer à cœur perdu dans une énième lecture métaphorique de l’histoire, qui ne raconterait plus, du coup, qu’un soulèvement populaire contre des oppresseurs, on peut pour l’instant se permettre de considérer que le Dieu Blanc n’est pas le Blanc oppresseur du Noir, ni le mâle oppresseur de la femelle, ni l’hétérosexuel oppresseur de l’homosexuel : c’est l’homme. La fable aurait pu s’arrêter là, mais Mundruczó agrémente les premières minutes du film d’une séquence dans un abattoir, dont aucun détail n’est épargné au spectateur, permettant même de préciser : le dieu blanc, c’est l’homme exploiteur d’animaux. Mundruczó a beau insister sur la portée universelle de sa fable, son titre, White God, lui a quand même été suggéré par J.M. Coetzee, Prix Nobel de littérature, végétarien et soutien du parti animaliste hollandais (PvdD), l’un des seuls en Europe.

Lorsque le cœur d’une vache est ouvert en deux par un boucher, en revanche, libre à nous d’y voir le symbole du film : la lecture du cœur animal, la plongée au cœur de l’animalité – et de ses tourments. Les chiens de White Dog sont de vrais chiens : pas les toutous inoxydables des films américains, ni les humains métamorphosés des dessins animés, ni les sidekick valorisants habituels – style John Wick, le dernier Keanu Reeves, dont toute la question consiste à retrouver un chien pour redevenir un chef. Chez Kornel Mundruczó, un peu comme dans L’Odyssée de Pi, se constitue ce miracle d’une animalité regardée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une présence d’abord, et une étrangeté. Les scènes du début présentant le lien qui attache la fillette à son chien ne la montrent pas comprendre magiquement ce qui se passe chez son compagnon canin, façon Han Solo/Chewbacca, mais simplement déchiffrer quelques signes : le chien pleure parce qu’on l’enferme, parce qu’il n’a pas l’habitude de dormir seul. Parallèlement, on la voit croire dur comme fer que son chien n’est pas une bête, mais bien quelqu’un : il n’en faut pas plus pour rendre exceptionnelle la relation homme/animal telle qu’elle est présentée dans White God, où l’animal, tout en échappant à l’anthropomorphisme, n’en est pas moins un individu. Ainsi lorsque le père promet à sa fille de lui racheter un chien, celle-ci rétorque naturellement : « mais je ne veux pas un chien ».

White God ne commet pas l’erreur de se cantonner à la question des chiens, des animaux mignons/sympas. La ressemblance du bâtard et des vaches que l’on voit traverser l’écran au début n’est pas une coïncidence : le triangle dessiné par le haut de leur crâne et la base de peau pendante à leur cou est le même. La nature animale est une, indivisible. Le film s’ouvre donc sur une séquence d’abattoir, suivie d’une scène de cuisine où l’héroïne refuse de manger la viande proposée son père, passage quasi obligé du cinéma vegan, qu’au moins quatre films ont participé à imposer en 2014 – Noé, Boyhood, Massacre à la tronçonneuse, White God. Ici, il ne s’agit pas de défendre aveuglément les animaux en les sauvant tous, sans vraiment les regarder (Noé), ou de simplement rechercher l’innocence, au point d’adapter à cette quête ses habitudes alimentaires (Boyhood). Les personnages de White God sont des animaux de compagnie et la question posée est avant tout celle d’une cohabitation quotidienne. Ainsi le film a-t-il fait preuve d’un pragmatisme exemplaire en ayant fait en sorte que tous les chiens vus à l’écran soient adoptés après le tournage, et qu’ils aient tous leur nom au générique. L’absence d’effets spéciaux participe de ce pragmatisme : pas d’images de synthèse, on n’est pas à Hollywood. Quand deux chiens se battent, le spectateur sait qu’il ne s’agit que d’un jeu sur lequel on ajoute du bruitage. Quand deux chiens jouent, on sait qu’ils le font devant des humains, et une grosse machine, qui les regardent, et dont ils se moquent. Quand une meute de chiens fond sur une fillette couchée dans la rue, on sait aussi qu’elle était vraiment là, et que les chiens lui sont vraiment passés au-dessus. Imaginez ce qui se serait passé si dans Les Dents de la Mer, on avait vu des acteurs nager avec de vrais requins, sans sécurité, sans cage, sans rien.

La réussite du film de Mundruczó est de ne pas nier le défi que demeure la mise en scène des animaux dans un film, et de le relever de manière pragmatique. On ne peut pas faire un documentaire. On ne peut pas tourner un film avec des chiens en plan-séquence, obéissant par là au credo du « montage interdit » pour éviter de détruire l’effet de réel. On ne peut pas non plus se payer de chiens en images de synthèse. Et on ne peut pas avoir recours à un dresseur, la chose étant idéologiquement exclue – en témoigne cette scène, au début toujours, où Lili et Hagen regardent un homme ordonner à son chien de s’asseoir, de se lever, de donner la papatte : « je ne te fais pas faire ça, moi », dit-elle. Pourquoi faudrait-il, en effet, dresser les animaux ? Pour reprendre le vocabulaire moins orienté, plus vague, du réalisateur : pourquoi faudrait-il dresser qui que ce soit ? La question est celle de la liberté, des droits de l’individu : animal, chien, opprimé, inférieur officiel, c’est toujours la même chose, la même facilité consistant à substituer le dressage à l’éducation. Pourtant il faut bien que des chiens viennent jouer, l’interaction et la cohabitation étant précisément l’objet ultime de la quête, et la base même du film. Celui-ci surmonte l’obstacle grâce à un récit qui opère la distinction entre le dresseur et le maître. Il ne s’agit pas de laisser toute liberté aux chiens, ou de les considérer comme les égaux des humains – ce qui reviendrait à les nier aussi.

Les chiens peuvent vivre avec les humains en bonne entente et sans lien de hiérarchie ou d’autorité : la belle relation qu’entretiennent Lili et Hagen en est la preuve. De la même manière, les chiens ne jouent peut-être pas dans le film parce qu’ils ont été dressés mais bel et bien comme des comédiens. Être le dresseur, c’est ordonner et obtenir quelque chose. Être le maître implique une responsabilité différente, une implication de l’individu dans sa relation à l’Autre. C’est un travail de metteur-en-scène, une intimité qui ne se limite pas à des ordres, à une mécanique prévisible et rôdée. « Maître » étant à entendre au sens initiatique du terme : non pas un « dominant », mais un « enseignant ». Le maître joue avec le chien, qui joue en retour – c’est tout ce qui se déroule dans le film, et le seul moment où le chien est, effectivement, dressé c’est face à un homme qui est explicitement dresseur, et tâche non pas de le rendre à sa nature sauvage et violente, mais de lui inculquer sa propre volonté de pouvoir et de violence.

La scène d’ouverture de White God, que l’on aurait pu prendre pour une scène de rêve, n’est qu’un flash-forward vers un finale fabuleux, dans lequel une meute de chien envahit Budapest déserte et où ne se déplace plus qu’une fillette à vélo. La liberté que se permet le réalisateur fait le charme du film : aucun carcan moral, aucun esprit de sérieux, ne vient le priver du plaisir de représenter, simplement et joyeusement, une vengeance animale, et de laisser les couleurs de la chronique sociale dériver soudain vers le film de genre, où éclatent les influences américaines. Les Oiseaux, Alien, Jurassic Park, à l’image, mais aussi, au son, clin d’œil malin : Rhapsodie hongroise, hymne du film, est connu pour être non seulement un morceau hongrois, mais aussi un morceau souvent interprété par des animaux dans le cinéma hollywoodien, que ce soit par Tom le chat dans l’épisode de Tom & Jerry que regarde Hagen à la fourrière, ou par les canards Donald et Daffy Duck dans Qui veut la peau de Roger Rabbit ?. Le dernier acte ne marque pas juste un retournement esthétique, c’en est un dans la mesure où les chiens, lorsqu’ils reviennent se venger des hommes qui les ont maltraités, ne se comportent pas en bêtes sauvages. Le carnaval est total. Une journaliste à la télévision l’affirme : les chiens ne se comportent pas en animaux. Ils ne se contentent pas d’errer mais coordonnent leurs attaques, tuent et passent au suivant. En hommes. Alors que la règle exige que sauvagerie et violence soient placées du côté de l’animal, White God raconte comment un animal devient violent au fil de son humanisation. Dressé pour tuer, il l’est aussi pour se venger. Le dernier acte rappelle du coup fortement l’épisode de La Planète des Singes sorti cet été, à une différence près : ici, on ne se cache pas derrière une improbable victoire de l’animal sur l’humain pour justifier tous les excès et imaginer in fine une paix aussi artificielle que celle conclue à la fin de Métropolis. Dans White God, la violence ne produit rien parce qu’elle ne révèle rien, et la relation de l’homme et de l’animal ne s’exprime que dans l’humilité que revendique le plan final : assis, debout, couchés – mais alors, tous couchés.

par Camille Brunel
lundi 15 décembre 2014

Titre : White God
Auteur : Kornel Mundruczo

Avec : Zsofia Psotta (Lili), Sandor Zsoter (Daniel), Lili Horvath (Elza), Laszlo Gallfy (le professeur de musique)

Scénario : Kornel Mundruczo, Viktoria Petranyi, Kata Weber

Durée : 1h59

Sortie : 3 décembre 2014

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