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Entrevues Belfort - 29e festival du film (22-30 novembre 2014)

Belfort #1

Bla Cinima, de Lamine Ammar-Khodja ; Sol Branco, de Cristèle Alves-Meira ; Aujourd’hui, de Anne-Sophie Rouvillois ; Hide and Seek, de Joanna Coates ; Archipels, granites dénudés, de Daphné Hérétakis ; O que vai ao lume ?, de Stefan Libiot ; Wallenhorst, de Steffen Goldkamp ; Farda, de Iman Afsharian et Mahdi Pakdel Paranoïa Agent (ép. 1 à 4), de Satoshi Kon

Les communistes et les autres

L’édtion 2014 du festival Entrevues de Belfort est comme le cru 2013, un éloge de la fidélité aux années précédentes, malgré les changements. Le lion qui veille sur la ville n’y est pas pour rien : il rappelle qu’un jour Belfort fut à l’avant-garde de la défense de la patrie face aux armées prussiennes. Entrevues est néanmoins un festival paisible, calme ; il ne se déroule que dans un seul cinéma, le Pathé de la ville. C’est aussi une manière d’en faire une forteresse, mais accueillante, qu’on peut emporter avec soi comme on a dupliqué le lion des hauteurs sur la place Denfert-Rochereau à Paris. Pour l’envoyé parisien, être à Belfort a du sens, on s’y sent d’autant plus chez soi. Si forteresse il y a malgré tout, si l’avant-garde existe toujours même sous des dehors pacifistes, cela veut dire qu’il reste des combats à mener. Le meilleur réside dans le fait qu’ici plus encore qu’ailleurs, ce sont les films qui décident. On n’est pas tenté, comme à La Rochelle, de perturber la chronologie des programmations, peut-être aussi parce que Belfort propose deux compétitions internationales (longs- et courts-métrages). Trois d’entre eux se sont d’eux-mêmes placés sur le devant de la scène, ce sont à peu près les premiers que nous avons vus ici, ce qui a placé le reste dans une ambiance bienveillante. Leïla et les loups de Heiny Srour (1984), Kommunisten de Jean-Marie Straub et La fièvre de Safia Benhaïm (tous deux de 2014) ne s’affichaient pas en généraux d’une bataille à mener, mais en société communisante, quoiqu’un peu secrète, en tout cas discrète. Plein feux sur le reste, avant d’explorer ceux qui ont éclairé cette édition.

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Bla Cinima de Lamine Ammar-Khodja - 2014 - France/Algérie - 1h22 - Compétition internationale longs métrages

Promenade dans un quartier algérois, aux environs d’un cinéma que visiblement personne ne fréquente. Le cinéaste se fait intervewieur mais un hiatus apparaît : il interroge des gens qui n’ont avec les films qu’un rapport sinon très distant, en tout cas secondaire. Toute l’ambition est là, se dit-on, parler de cinéma avec ceux qui n’y vont jamais. Pour la satisfaire, la méthode devrait être simple, leur restituer quelque chose des films qu’ils ont vus, leur donner la possibilité d’un souvenir. Mais Ammar-Khodja fait compliqué, séduit les passants puis les accuse. Ses manières virulentes ont leurs bons côtés, ne jamais paraître consensuel par exemple. Un brin populiste quand il vante la vraie vie des gens, il s’étonne du fait qu’ils n’apprécient que les films “populaires”, les séries locales ou les fresques sirupeuses. Pourtant, certains témoins sont vraiment intéressants, notamment ceux qui disent que si les salles sont désertées c’est parce que l’intelligence du peuple n’y est pas respectée comme avant. Le réalisateur ne s’attarde pas sur ce passé passionnant, il va de l’avant : les micro-trottoirs obéissent à l’idéal du journalisme moderne. Un “vrai” film est impossible, la vie quotidienne étant trop sale et trop impure aux dires des passants - puisqu’ils le disent… Il ne reste plus qu’à faire un petit making-of.

Sol Branco de Cristèle Alves Meira - 2014 - France / Portugal - 20’ - Compétition internationale courts et moyens métrages

Le film aurait dû s’intituler “3 manières de perdre son pucelage”. En vacances au Portugal, deux cousines s’ennuient et quittent la maison familiale à dos d’âne. Leur aînée panique lorsqu’elle constate leur disparition. Le canevas de conte est évident mais le film ne cesse de se retourner vers sa propre structure. Jamais il n’explore la possibilité de déployer les possibles de sa forme au-delà des limites imposées par le genre. Les trois manières sont donc des répétitions, des balbutiements d’un film encore à venir : une petite fille déguisée en Blanche-Neige qui perd sa crédulité en se heurtant au regard des hommes ; un dimanche aux variétés (une version améliorée du clip d’Alizée, Moi… Lolita) ; une scène de sexe (Alizée, toujours, un soir de concert en province). Ce sont trois formes de la virginité perdue, le male gaze vu par une femme, à grossièreté égale. Alors que la musique est le moteur et le motif principal de ces découvertes, le film est très peu musical, si l’on excepte les quelques moments clipesques, pas du meilleur goût, comme les éternels refrains des années 80.

Aujourd’hui d’Anne-Sophie Rouvillois - 2014 - France - 31’ - Compétition internationale courts et moyens métrages

Une mère rend visite à sa fille au couvent pour une dernière conversation avant que celle-ci ne rentre définitivement dans les ordres. Le moindre enchaînement, du simple raccord à la réplique la plus fondamentale, sent la logique travaillée, l’effet d’annonce. On change de plan parce qu’il le faut bien, parce que le bon sens semble l’indiquer. Condamnée à se confesser à sa mère en champ-contrechamp, la jeune héroïne n’est même pas sauvée par un miracle. Serait-ce un film matérialiste ? Pas vraiment : quand on en vient au débat spitrituel, au dilemme moral (la foi vaut-elle tous ces sacrifices, à commencer par le renoncement aux enfants et à la sexualité ?), notre attention a pris la fuite, distraite par un oiseau, un bruit, bref, par la vue que nous offre le cadre d’une fenêtre. Plus plat qu’une visite de cathédrale, on cherche dans ce film les (bas-)reliefs, en vain.

Hide and Seek de Joanna Coates - 2014 - Royaume-Uni - 1h20 - Compétition internationale longs-métrages

Moralement, c’est le négatif du film précédent. Quatre jeunes se retrouvent dans une maison pour mettre leur sexualité à l’épreuve de l’échangisme, de l’infidélité et de la partouze. Difficile néanmoins d’y voir, malgré l’esprit de sérieux que la réalisatrice tente d’insuffler, autre chose qu’une pochade adolescente. Si ce devait être un traité de la liberté sexuelle, le film aurait respecté quelques règles. Ici aucune norme ne vaut, seul le patchwork et l’impatience font loi, sans en produire aucune. Toujours pressé de rejoindre la réalité des ébats et de fuir le labeur quotidien (car il faut bien vivre, faire des courses, etc.), Hide and Seek panique lorsqu’un cinquième individu débarque et souhaite remettre de l’ordre dans ce bordel. Les représentations théâtrales s’achèvent en orgie, un début de scène clippée finit en fondu au noir, les courts-circuits abondent. Coates ne veut rien faire, juste laisser aller. Or pourquoi filmer plutôt que vivre, préférer la représentation à l’expérience ? Le film ne suscite guère l’envie d’y habiter, comme c’est le cas chez Hong Sang-Soo par exemple. L’ensemble ne construit rien, refuse l’utopie et ne garde pour seule substance que des corps dénudés, c’est-à-dire bien peu. Un film français tourné en anglais, en somme.

Archipels, granites dénudés de Daphné Hérétakis - 2014 - France - 25’ - Compétition internationale courts et moyens métrages

Sûrement ce que la part la moins intéressante du festival a donné à voir de meilleur. Pour deux raisons : il est accompagné d’un autre film dont il partage les caractéristiques principales, celles d’un journal filmé, qui plus est tiraillé entre deux pays, ici la France et la Grèce. Cette dernière est doublement en ruines, dans des images d’archives, puis dans la réalité du journal. Catastrophe et archive y sont justement liées. L’étymologie grecque du premier mot rend le rapprochement un peu plus évident. “Cata” veut dire “vers le bas” et il est logique de chercher dans les profondeurs du temps pour en sonder les origines. Les archives sont aussi un moyen de conservation et si Hérétakis les place au début de son film, c’est peut-être qu’il faut aussi voir dans le conservatisme un des principes de la catastrophe en cours. La circulation de l’ensemble des images est également affectée par la structure du film, si bien que le journal est aussi un pansement qui cherche à relier de nouveau les images aux lieux, les métaphores à la littéralité, la désagrégation du réel à la possibilité de la fiction. C’est une manière technique avant tout : des travellings, métaphoriquement des ponts, l’édifice majoritairement représenté sur les billets d’euros. L’ambition morale, qui est de réparer les dégâts, se heurte alors à son manque d’envergure politique, et se raccroche à la valse des images comme à la mélodie électro-pop qui conclut le film.

O que vai ao lume ? de Stefan Libiot - 2014 - France / Portugal - 1h22 - Compétition internationale longs métrages

Voici le second journal filmé du festival. Il s’agit cette fois-ci de l’histoire d’un Français à la recherche de son ex-compagnon portugais, décédé dans une des villes les plus occidentales d’Europe, dont chaque rue débouche sur l’océan. On imagine rapidement l’enquête dans un film qui démarre très vite et livre d’emblée ses coordonnées : le point où la figure de l’enquêteur demeure nette quand le lieu du drame bascule dans le flou. Le champ est très limité, océan oblige, mais de l’enquête il ne reste bientôt plus rien tant le film s’est perdu en cours de route. De digressions sur les rapports entre géographie et sociologie (se suicide-t-on plus dans une ville dont chaque chemin donne sur l’infini ?), aux entretiens menés comme dans un commissariat, Libiot n’invente pas grand-chose, comme s’il voulait s’en tenir aux limites de son ambition documentaire, ne surtout pas imaginer ce que pourrait être devenu son compagnon ou sa vie, mais se retourner sans cesse sur les indices de sa mort.

Wallenhorst de Steffen Goldkamp - 2014 - Allemagne - 25’ - Compétition internationale courts et moyens métrages

Wallenhorst est aussi, d’une certaine manière, un journal. Il enregistre des moments de la vie d’une petite ville allemande quelque peu assoupie, secouée de temps à autre par des barbecues où l’on fait cuire des saucisses. Le film semble avoir pour modèles lointains les Elephant d’Alan Clarke et Gus Van Sant. Mais ici comme ailleurs à Belfort, d’un plan à l’autre, peu de choses changent, et pire encore, peu de choses restent. Goldkamp réalise un éternel prologue de 25 minutes pour l’adaptation d’un roman de John Le Carré dont le titre lui irait bien : Une petite ville en Allemagne. Un peu par défaut, une tension s’installe néanmoins, portée par l’attente d’un quelconque événement marquant, scénaristique ou figuratif. Si Wallenhorst ne débouche sur rien, c’est parce qu’il semble pensé à l’envers, monté avant que la caméra ait observé quoi que ce soit, avant qu’on se rende compte que l’enquête est vide. Il a l’air surpris de se terminer quand on attend toujours qu’il commence.

Farda de Mahdi Pakdel et Iman Afsharian - 2014 - Iran - 1h26 - Compétition internationale longs métrages

Là aussi, c’est une éternelle annonce : un road-movie iranien qui reste à l’état d’hypothèse. Au moins change-t-il sans cesse d’orientation, mais ignore que la machinerie qu’il met en place est très lourde. Trois histoires s’y croisent : une mère et sa fille partent photographier des paysages forestiers ; un bûcheron et un médecin égaré se rencontrent par hasard et font route ensemble à travers la forêt ; deux frères malfrats tentent de se sortir d’une étrange affaire criminelle. Bourré d’ellipses et de flash-backs, plein de résurrections, il s’enivre au fur et à mesure qu’il fait du surplace. Farda donne le sentiment que ses deux réalisateurs travaillent secrètement à un autre film, sans doute meilleur. Mais ce travail n’est jamais visible, dans la mesure où il aurait très certainement consisté en un élagage de ses pistes narratives, qui ne sont que des diversions.

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Paranoïa Agent (épisodes 1 à 4) de Satoshi Kon - 2004 - Japon - 4x25’ - Intégrale Satoshi Kon

Programmés dans le cadre de la rétrospective Satoshi Kon, les épisodes de la série Paranoïa Agent étaient projetés le matin avant ses autres films. Pourtant, en repensant au déroulement du festival, ils sont mieux à cette place d’intermèdes bienvenus entre le moins bon et le meilleur. Le début de la série ne se laisse résumer qu’à la lumière de son intrigue secondaire : deux policiers enquêtent sur une suite d’agressions commises, selon les victimes, par un jeune homme en patins à roulettes armé d’une batte de base-ball. Si le travail des inspecteurs n’est pas l’élément central de l’histoire, c’est que le suspect apparaît bientôt comme un bienfaiteur, ses victimes déclarant que ses attaques ont provoqué des changements positifs dans leur vie quotidienne. Kon est moins connu comme showrunner que comme réalisateurs de films marquants comme Millennium Actress, Paprika ou Perfect Blue, dont le Black Swan de Darren Aronofsky est un quasi-remake.

En regardant Paranoïa Agent, on pense plutôt au David Fincher de Millennium, Zodiac ou The Social Network. Deux heures suffisent, sur les 6 ou 7 que compte la série, à énumérer ceux que le cinéaste japonais a influencés ou inspirés. Chacun des quatre épisodes est parsemé d’un réseau de signes et de références qui fait de l’image un code numérique (c’est ici autant la quantité que la qualité des indices qui compte), ce qui convient à la fois aux préoccupations de Fincher qu’à la vitesse d’exécution que requiert cette série de 13 épisodes. Pourtant, jamais le récit n’apparaît encombré ou saturé par leur importance. Il est plutôt éclairé de l’intérieur, et si tous les gadgets et méthodes scientifiques (des téléphones portables aux enquêtes policières) sont retournés comme un gant contre le progrès, les images ont en revanche toujours un coup d’avance et figurent un véritable discours de la méthode. Pourtant, c’est moins un thriller psychologique (le genre de prédilection de SK) qu’une série policière, dans la mesure où la suite de signes est comme la suite d’épisodes, un recueil. Là où le thriller nous perd, Paranoïa Agent renoue sans cesse avec le public et rejoint toujours le fleuve d’images qu’elle charrie. La série rend le secret à son autonomie narrative, le débarrassant des affres de la révélation psychologique.

par Aleksander Jousselin
vendredi 23 janvier 2015