I want you to be [...] also good citizens for America.
John Du Pont (Steve Carell) dans Foxcatcher de Bennett Miller
En 2010, les éditions Bayard publiaient un recueil de textes du philosophe sceptique américain Stanley Cavell, sous le titre Le cinéma nous rend-il meilleurs ?. Il est possible que cet intitulé programmatique convienne parfaitement au travail du penseur, auteur d’un autre ouvrage fondateur publié en France en 1993, A la recherche du bonheur. Il est aussi probable que le cadre qu’il propose soit trop restreint et un peu autoritaire. Independencia s’est souvent laissée guider par des films qui nous faisaient hésiter, douter, ou nous rendaient sceptiques, par une autre question : comment ceux-ci nous aident-ils à vivre ?
Citizenfour répond davantage à la question de Cavell qu’à la nôtre sans toutefois le faire complètement. C’est pourquoi il peut laisser de côté celui qui le regarde. Ce que Snowden a fait -révéler au grand public des informations essentielles sur l’espionnage- généralisé à l’échelle mondiale,notamment par les services secrets britanniques et américains, a sans conteste contribué à nous rendre meilleurs en tant que citoyens, dans la mesure où nous sommes devenus plus conscients, plus vigilants et peut-être même, plus revendicatifs quant au respect des libertés individuelles et publiques. En un sens, il nous aide à vivre mieux. Sur le versant citoyen, le film de Poitras continue le travail de manière paradoxale. Mais il n’est pas sûr qu’en sortant de son film nous soyons de meilleurs spectateurs, que nous voyions mieux.
Un sentiment étrange parcourt en effet tout le film, celui de ne rien apprendre de plus que ce que nous savions déjà de l’affaire Snowden. Citizenfour a des allures de rétrospective, et cela fait du bien de revoir ce moment où le pouvoir le plus caché a été révélé à la face du monde. Le retour sur l’affaire n’aide pourtant pas réellement à voir la suite. Le modèle du film est celui du making-of d’une enquête journalistique, peut-être la plus périlleuse de tous les temps. La valorisation du travail accompli marche dans les deux sens : les faits et gestes héroïques de Snowden d’une part ; de l’autre, le courage des journalistes. Or la qualité du journalisme est de constituer à la fois un résultat et une méthode. Tout bon article est le reflet de cette qualité. Un texte de journaliste décrit à la fois un avant et un après, là où le film de Poitras reste englué dans le récit rétrospectif : la rencontre avec Snowden, la fuite vers la Russie, le retour de Greenwald, et Poitras dans leurs rédactions respectives, au Guardian et au Spiegel. La modestie de la réalisatrice, qu’on n’entend ni ne voit, ou presque, est un peu survendue par la critique, relativement unanime sur le film. L’attachement à la forme simple et directe de Citizenfour, attendant patiemment chaque décision toujours raisonnable de l’ancien espion, constitue en même temps une manière de guetter le moindre frémissement scénaristique, la plus petite occasion de sortir de son propre schéma. Le film ne cesse d’essayer de sortir de la forme filmique elle-même parce qu’il aspire, nostalgique, à retrouver la puissance de l’enquête.
Le public d’un film est toujours à constituer, jamais prédéfini. Cela peut fonctionner quand un film s’y essaie, mais Citizenfour se contente de récupérer les dividendes de l’enquête qui a passionné des centaines de millions de citoyens à travers le monde. S’il y a là un embryon de fiction qui peut passionner, c’est parce que ce prequel cherche à ignorer la manière dont un public a été constitué, qu’il cultive sa propre amnésie. Il suit le scénario policier de la suite des événements, se conforme au scandale des révélations sans jamais en atteindre l’intensité. Quand il s’aligne sur ce qui l’anime en sourdine, les chuchotements d’un Snowden toujours prévenant et prudent, il devient ce que son titre nous promettait d’être : un portrait d’un espion contemporain, une sorte de Kim Philby moderne. L’espion britannique a vécu une belle vie, après son exfiltration vers l’URSS, à l’inverse d’autres agents qui ont trahi la cause du “monde libre”. Reste à savoir quel genre de destin commun Citizenfour aurait pu inventer entre ce même monde et le citoyen Snowden.