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Vous travaillez dans une boite. Un jour un type arrive, se présente : bonjour, je suis le nouveau manager. Je suis là pour vous aider à revoir ceci, augmenter cela. Le laïus est sans doute plus précis. Mais vous n’y faites pas gaffe, trop médusé par le sourire rayonnant du type et son pouce levé à la Fonzie, « le mec le plus cool de la terre ». Ce geste typique du glandeur beatnik, imposé aux provinces de l’Amérique par Happy Days devient aujourd’hui le passe-partout du mode de production managérial. Tous les jours, cet inconnu vient vous souhaiter la bienvenue chez vous. Et ça marche. Le temps passe. Vous comprenez de moins en moins bien ce que le type vient foutre dans votre bureau. Mais la pouce et le sourire vous font du bien. Ils vous promettent sans un mot monts et merveilles, des bonus, des vacances aux Maldives sous les coconuts. D’où votre surprise lorsque il vous communique que vous ne faites plus partie de l’équipe. La pouce indiquait en effet la sortie. Avant que vous n’ayez le temps de lui en vouloir, éventuellement de lui en mettre un poing dans la gueule, le salaud sort la phrase qui vous met KO : nothing personal, rien de personnel. Just the market.

Gokalp n’est pas le premier à traiter des relations dans le libre marché, où pour une fois la nouvelle qualité française a de l’avance. Voire du savoir. Son film profite d’un sujet à la mode pour alimenter le cinéma d’exploitation, genre comédie, section soirée, rangée beaufs, taille : gros. Pas faux, mais ce n’est pas que ça. Plutôt une bonne observation, que ni Cantet ni les autres n’ont su remarquer : les relations humaines à l’age du capital ne sont pas seulement risibles. Elles font vraiment rire. D’où une chance donnée à la comédie d’en saisir, mieux que d’autre genres plus nobles, l’ironie.

Assis sur une cuvette, Jean-Pierre Darroussin manque à plusieurs reprises son noeud de cravate et bafouille : « bonjour madame... Oui, non... bonsoir, bonsoir monsieur... » En un mot : il se présente. Qu’il s’agisse d’un geste fondamental dans ce monde de la finance dans lequel nous allons bientôt être plongé, c’est souligné de trois manières. Parce que la scène entame le film. Parce que ce personnage s’adresse à la caméra (à la fois à vous et à personne). A noter aussi l’espace, dans lequel on reviendra plusieurs fois, en compagnie de Darrousin, sans lui, avec d’autres. Il s’agit de toute évidence d’un toilette et seulement à la deuxième lecture, d’une loge de fortune. En troisième lieu, c’est une métaphore de ce qui va suivre. Le huit-clos des chiottes contient déjà le jeu du film. Jeu qui se passe à l’extérieur des toilettes, où à l’occasion d’une soirée (on l’appelle "rally") les cadres d’une entreprise se défient mutuellement au match des relations humaines : huit minutes pour aborder un collègue, lui faire comprendre qu’il est une daube, le menacer courtoisement de prendre sa place... L’entreprise comme une grande comédie, plus grande que les chiottes de Darrousin mais à cette échelle-là toute aussi merdeuse.

Pas mal. Mais Rien ne se limite pas à cet observation salace. Il est bien plus féroce. A un tiers du film, Gokalp rembobine et retourne au cabinet d’aisance. On découvre maintenant, via une répétition de la scène d’ouverture avec Darroussin, que cette scène n’a rien de métaphorique. Darroussin ne se prépare pas à rencontrer ses collègues « comme s’il était acteur ». Il est vraiment acteur (à la solde de l’entreprise). Ses hésitations font partie de son rôle, du personnage qu’il doit camper pour déboussoler les cadres, déjouer leur jeu. Partant de cette mécanique simple, le film multiplie les personnages, situations, allers-retours, retournements de vestes. Et perd donc en simplicité. Le dispositif peut devenir artificiel. Mais c’est aussi pour aller au fond de l’exercice de la présentation, de l’entretien d’embauche. Tout le monde y est pris. Du valet au chef. Au public, piégé pas moins que les personnages dans ce travail de Sysiphe : plus on se présente, moins on sait qui est qui. Qui est cadre, qui fait semblant. Qui est licencié. Qui vire, qui embauche. Qui gagne. Qui perd. Dès lors, voir et revoir la même saynète, repérer entre une version et l’autre, une présentation et la suivante, un changement du côté du jeu ou de la valeur des plans, ou encore de leur durée, c’est moins comprendre ce qui se passe en vérité que s’accoutumer à un jeu de masque sans fin. Artifice nécessaire et donc bienvenu, puisqu’il s’agit d’exposer une dialectique : comment la personnalisation immanente du mode de production managérial avance par la personnalisation des relations humaines. On est loin du dispositif Smoking/No smoking, auquel le film fait pourtant songer. Gokalp ne traque pas, comme Resnais, l’ennui petit-bourgeois, où le fantasme de l’arbitre amoureux devenait un jeu d’alternatives ridicules. Ici les gens ne sont pas oisifs. Il travaillent dans un système où la valeur travail exprime une contre-valeur morale : l’hypocrisie. Comme on disait, le film a ses lourdeurs. Le dispositifs refroidit l’ambiance. Gokalp compte trop sur son casting (extraordinaire) pour faire monter la température du film et pas assez sur l’écriture des dialogues. Mais l’ensemble fonctionne. Par moments, le rally est rattrapé par une belle folie. Le dispositif se dérègle, à l’image de nos temps, mais aussi en souvenir des soirées chez le Marquis de la Chesnaye.

par Eugenio Renzi
mercredi 30 septembre 2009

Titre : Rien de personnel
Auteur : Mathias Gokalp
Nation : France
Annee : 2009

Avec : Jean-Pierre Darroussin, Denis Podalydès, Mélanie Doutey

Sortie : 16 septembre 2009.