Il y a tout de même une contradiction dans le texte de Michel Ciment. Il évoque d’abord « le malaise perceptible aux premières projections de presse » avant de présenter comme évidente la « fascination esthétique » exprimée par les critiques. Cette « fascination pour la violence en politique » est ancienne et bien connue nous dit-il mais, curieusement, les critiques fascinés ont tout de même été gênés.
Ce qui pose problème, ce n’est donc pas l’inanité de la prose des critiques défendant Nocturama, mais la gêne qui justifierait ces formules grandiloquentes ou ampoulées. A vrai dire, certaines plumes écrivent toujours ainsi, et on aurait du mal à y lire une preuve d’embarras. Reste que Ciment a cru remarquer une gêne, et que cette gêne ne peut pour lui être dissipée sans évacuer un peu facilement certaines interrogations politiques.
Sur ce point, l’éditorialiste n’a peut-être pas tort. A titre de preuves, la critique – négative – de Débordements et celle – élogieuse – de Lundi Matin, deux revues en ligne pour le moins soucieuses de questions politiques : l’une et l’autre témoignent d’une gêne par rapport à la mise en scène, dans Nocturama, de telles questions. La première reproche au film de lutter sur le terrain de l’iconographie et de se protéger derrière des mythes, quitte à autoriser une certaine confusion politique. La seconde vante Nocturama pour son absence de dialectisation et sa capacité à désigner une dimension où l’idéologie n’a pas de place, où une certaine confusion entre éthique et politique est possible. La gêne, quelle que soit la manière dont on l’explique, porte donc sur une certaine confusion dans le film autour du politique.
Certaines des confusions faites par le film sont évidentes, et même volontaires. Nocturama réunit par exemple des fragments de discours révolutionnaires sur la justice ou l’égalité et des images éparses vues au moment des attentats. Le film laisse ainsi de côté le rapport qu’il établit entre les actions terroristes perpétrés par des groupes d’extrême-gauche il y a de ça quelques années et celles perpétrées aujourd’hui par des groupes djihadistes. Nocturama réunit aussi le monde sans âge tout de luxe et de décadence cher à Bonello et celui où se déroule, aujourd’hui, des attentats. Le film, clairement divisé en deux, donne la priorité à l’un puis à l’autre, mais les deux se contaminent sans que leur rapport soit jamais clarifié, ou dialectisé. Que l’on soit réactionnaire, comme Michel Ciment, ou progressiste, pour le dire simplement, ces confusions peuvent évidemment agacer.
La confusion la plus gênante, politiquement, est pourtant encore autre. C’est celle qui superpose, au lieu de réunir, le monde où se déroulent aujourd’hui ces attentats et les images éparses - et pauvres - vues à la télé au moment de ces attentats. La dynamique du groupe est toute entière mise en scène comme les films précédents de Bonello, mais les images extérieures qui nous sont données de la journée et de la nuit ont pour modèle avoué BFMTV. Il n’existe rien, dans Nocturama, hors de l’une ou l’autre logique, entre une subjectivité en représentation et une objectivité de façade.
Peu importe de savoir, au fond, si les terroristes de Bonello sont bien ou mal écrits, s’ils incarnent une idée juste de ce qu’est un révolutionnaire aujourd’hui ou seulement des images d’Epinal. Nous penchons plutôt pour dire que Nocturama n’est rien de tout ça : ni folklorique, ni juste, et qu’il parle de tout sauf d’aujourd’hui, sauf à considérer que les chaînes d’information en continu racontent vraiment quelque chose de la réalité (en dehors de celle des journalistes, experts et commentateurs eux-mêmes). A la description d’un entre-soi qui se nourrit essentiellement de fantasmes, Bonello en oppose seulement une autre, celle de ses fantasmes d’artiste. La seconde partie le dit assez bien : il n’y a pas que les jeunes terroristes qui regardent BFM sans recul tout en affirmant haut et fort que la chaîne est sans intérêt, le cinéaste aussi contemple la télévision sans être capable de s’en détacher réellement. Saint-Laurent, son film précédent, se démarquait déjà peu de la production de Jalil Lespert, que certains avaient accusé d’être un vulgaire téléfilm.
A l’aune de quel critère, alors, juger Nocturama ? Beaucoup l’ont dit : on pourrait voir la première partie comme un simple film d’action(s). Tout porte à croire, après une heure de film, que l’honnêteté domine : plutôt que de faire parler ses terroristes, dont on ne sait pas grand-chose, Bonello les laisse au ballet des objets et documents échangés de main à main, aux regards qui se croisent et se comprennent. La manipulation n’est que l’agilité de ces garçons et filles dès qu’il s’agit de parvenir à ses fins. Il ne semble pas y avoir, dans le groupe, de rapports de hiérarchie bien définis, ceux qui semblaient mener la danse s’avérant plus tard les moins lucides sur la conduite à tenir, tel membre sérieux se laissant aller à des gamineries quelques heures plus tard. A dire vrai, Bonello ne filme ni ne montre de relations à proprement parler, simplement une suite d’actions dont l’ordre, la raison et les rapports demeurent flous. La précision a ses limites. Flous demeurent également les quelques flash-backs sur le passé de quelques personnages : sans jamais dessiner des trajectoires individuelles qui défieraient des interprétations univoques, ils distribuent de manière relativement égale les raisons potentielles de chacun selon sa situation sociale supposée. Les motivations ne sont pas plus exposées que le plan, dont seule la réalisation compte.
Justement, seule la réalisation compte ici. Quand Bonello s’interroge sur le rapport d’une image à une autre, il le dit haut et fort. Comme dans Saint Laurent, le split-screen s’impose à lui : dans le film sur le styliste, il s’agissait de comparer l’incomparable, mais le cinéaste se refusait à les laisser à leur incomparabilité, et forçait le rapprochement en faisant durer la scène, comme si l’histoire, même en accéléré, pouvait, selon la formule, lui donner la raison. Dans Nocturama, l’écran se divise en quatre et se partage entre les différents objectifs visés par la bande : pour résumer, des lieux de pouvoir (un ministère, une banque) et des symboles ambigus de la Nation (Jeanne d’Arc). Quel rapport entre ces images ? Ce n’est pas tant le fait de faire commettre à une jeune fille d’origine maghrébine l’attentat contre la statue de Jeanne d’Arc qu’il faudrait relever ici que le rapprochement entre la Banque, le Gouvernement et la Nation, comme si celle-ci se résumait à la somme de ceux-là.
Après leurs forfaits, les jeunes gens se réfugient à la Samaritaine, désormais fermée au public, état d’urgence oblige. La bande occupe alors un lieu qui n’est plus structuré par les rapports marchands, ni défini par ceux qui le fréquentent. Le magasin devient un espace à investir, par des désirs, des joies et des peines. Rien de plus ? Apparemment pas. C’est en cela que la Samaritaine se distingue des lieux détruits : le film semble la trouver dépourvue de sens, encore vierge de toute signification politique, là où les ministères, les institutions financières et les symboles nationaux paraissent déjà privatisés par l’élite politique, d’où qu’elle vienne. Renverrait-on ainsi les républicains de tous bords et l’extrême-droite au même camp, la vitrine, la transparence, la vérité des actes s’opposant au jeu aléatoire des mots ? Nocturama s’engage ainsi dans une querelle fort peu progressiste, même si ce n’est peut-être pas complètement à dessein : quand le jeune étudiant de Sciences-Po explique sa dissertation, on ne comprend guère plus que quelques idées conformistes et dans l’air du temps, malgré la tentative de leur donner un vernis provocateur. Les actions, elles, sont claires et nettes. Prenons le titre du film au mot : le spectacle nocturne est le cœur du récit, et il n’est possible que grâce à la lumière qui continue d’éclairer le magasin alors que la nuit est tombée depuis longtemps déjà.
Il faut encore quelques loupiotes pour illuminer le chemin, éclaircir ce qui est difficile à comprendre. Quand le spectacle, fût-il révolutionnaire, n’est que le ballet des lumières de la vitrine, il en reste au stade du fantasme. Celui de l’artiste vaut-il plus que celui de BFM ? Le second est dans le premier, et la réponse dans la question.