Nous avions déjà publié un texte sur le film d’Albert Serra, signé Hugo Paradis, lors du festival de Cannes (lire ICI).
Si la vision du jardin à travers le filtre de persiennes, en ouverture, rappelle les derniers plans de Salo de Pasolini, ce n’est pas le massacre sadique de quelques jeunes gens que l’on vient scruter ici mais la mort d’un homme, en l’occurrence celle d’un roi. Corps symbolique du monarque, figure mythique d’un acteur à la filmographie saisissante, Jean-Pierre Léaud est le Roi Soleil à sa dernière extrémité. Combien de films d’époque semblent prendre le parti de la reconstitution et optent finalement pour des acteurs à la beauté contemporaine ? Albert Serra retrouve lui les faciès des toiles de l’époque, dont le rougeoiement des pommettes, la turgescence des nez, l’asymétrie des faces les plus baroques, dominent ce siècle dit classique.
Aucun suspens, le roi se meurt. Seul son médecin en doute encore ; il « fera mieux la prochaine fois » comme il le dit face caméra en guise de conclusion. La progression de la gangrène dans le corps du roi sert de canevas. La chair pourrit doucement dans la chambre aux brocarts de toutes sortes. C’est là aussi l’une des plus belles surprises de La Mort de Louis XIV : on pourrait suffoquer à regarder cette fin en huis-clos mais filmer une agonie dans les étoffes les plus bigarrées permet au regard de ne jamais s’épuiser. Toujours une nouvelle lumière, permettant le chatoiement des couleurs, toujours de nouveaux costumes, de nouvelles trognes et le roi Léaud aux mille expressions de douleurs retenues.
L’odorat nous manque pour apprécier pleinement l’affaire ; on imagine l’exhalaison âcre des chairs putréfiées. Le pied noirci, on se presse autour du lit, on renifle la chair divine. Le roi est ce vieil homme malade qui s’éteint dans la soie, dicte ses dernières volontés, envoie à la pendaison un vendeur de remèdes poétiques, ne renie pas son goût pour le cristal pendant une quinte de toux. Le roi ne perd jamais son statut, et le corps du roi demeure bien celui décrit par Foucault dans les premières pages de Surveiller et punir : un corps symbolique, dont celui qui l’habite possède une pleine conscience.
Le corps du roi et celui de l’acteur fusionnent, et l’on ne peut s’empêcher de se demander si c’est à la mort ou à l’enterrement d’Antoine Doisnel, de Paul, de Guillaume, de Saint-Just ou de la Nouvelle Vague que l’on assiste. Si Léaud porte avec lui un monde, on soulignera l’amusant clin d’œil qui fait de l’écrivain frondeur Jacques Henric un ecclésiastique modèle venant donner les derniers sacrements. L’absence de hors-champ, à l’exception de quelques éléments historiques - notamment madame de Maintenon recueillie à Saint-Cyr -, le resserrement autour de la jambe du roi, à cette époque où les plus riches meurent dans des brocarts et non sur le lino des hôpitaux, est un leurre : la quiétude de la chambre est nourrie des fictions portées par les corps en présence.