Une dispute éclate entre Youngsoo et sa copine Minjung, au motif que celle-ci boirait trop, selon des rumeurs. Minjung quitte alors l’appartement de Youngsoo, en lui déclarant que chacun doit se donner du temps. Mais le temps de Youngsoo sera une course laborieuse pour ressusciter l’intervalle ténu de l’amour, tandis que celui de Minjung sera celui de l’oubli constant qui fonde la répétition. C’est cette idée très simple et très belle qui donne à Yourself and Yours sa structure : celle d’une jeune fille qui prétend avoir une jumelle et n’est par conséquent jamais celle que ses interlocuteurs connaissent. Chaque rencontre constitue alors une première fois, quand bien même, se démultipliant, elle marque progressivement la nature mensongère de l’affirmation, sans pour autant pouvoir l’épuiser, en marquer une limite quelconque.
L’amour perdu devient dès lors l’objet de la quête désespérée de Youngsoo, qui doit naviguer entre les rumeurs, sa solitude et son handicap physique (il se retrouve avec une jambe dans le plâtre). Le film tente moins d’ébaucher un désir fuyant qu’il ne s’appesantit sur ce qui n’est plus, mais continue d’imprégner le quartier à travers cette mystérieuse jumelle qui boit avec des inconnus. Les contretemps qui marquent le quotidien de Youngsoo, quitté par sa copine, sont ainsi moins le fait de la ville et des hasards qu’elle provoque que des handicaps physique et psychologique, et des rumeurs qu’on laisse nous traverser. Yourself and Yours continue dans cette voie nouvelle que le cinéaste suit depuis quelques films, mettant en scène des personnages qui désormais ne cherchent plus l’ailleurs, le geste perdu susceptible d’aviver en eux le désir, mais font de l’échec amoureux l’objet de leur questionnement. Peu de cinéastes savent comme Hong Sang-soo cristalliser la temporalité dans l’affect, et l’affect dans l’espace étroit et linéaire d’une rue, la profondeur un peu aplatie d’un bar... Yourself and Yours se limite lui-même à quelques lieux (c’est l’un des films les plus ramassés du cinéaste), l’occasion d’un retour sur soi, de nommer et questionner cette altérité qu’est l’amour. Loin du protagoniste de Turning Gate que le verbe « aimer » faisait fuir, ici l’amour est pour Youngsoo la seule valeur d’ancrage dans le défilement des jours dont rien ne semble digne de retenir la fuite.
Il y a quelque chose d’un peu vieilli chez les personnages du cinéaste, qui tient aussi au dispositif du film. Plus besoin d’aller chercher le dépaysement, de prétexter un voyage, un pèlerinage symbolique. L’espace du bar est doublé d’un envers qui porte son propre commentaire, comme un chœur de théâtre qui se ferait la voix d’une raison sociale cantonnée en périphérie des amours qui tissent la trame du film. A la jeune fille qui boit en solitaire répond à plusieurs reprises le contrechamp réprobateur de quelques habitués du bar, des amis de Youngsoo qui s’offusquent de l’immoralité d’une jeune fille qui continue de fréquenter les mêmes lieux que son copain malgré leur rupture. C’est cette forme de retournement explicite sur soi-même qui démarque ce dernier film de l’œuvre du cinéaste. On devise beaucoup en position assise dans Yourself and Yours, et la rue existe surtout comme une respiration brève et un peu précipitée, moins lieu de surgissement désormais qu’espace de transition, qu’on avale du mieux qu’on le peut parce qu’on court sans cesse après autre chose.
Cette aspiration constante des lieux dans l’angoisse du plan suivant semble le corollaire de l’impossibilité du deuil de Youngsoo, qui dès lors n’est plus à sa place nulle part, si ce n’est dans un rêve de réconciliation avec son ex. Ceci vaut pour les autres personnages, ce cinquantenaire qui décline une proposition et file à vélo dans la profondeur de la rue, ou encore Minjung qui, assise sur un banc dans l’un des parcs les plus populaires parmi les couples de Séoul, semble surtout pressée de rompre et de s’en aller par ce sentier à l’extrémité duquel un bouquet d’arbres offre la possibilité d’un hors-champ.
Hong Sang-soo signe là l’un de ses films les plus ancrés dans un lieu spécifique, fixant d’autant plus les scènes qu’elles ne communiquent pas entre elles, et l’on ne sait plus trop, du morcellement de l’espace à l’apparente schizophrénie de la jeune fille, qui est celui qui contamine l’autre. Le motif de la jumelle porte moins des désaccords, des décalages qu’il est une force de reconfiguration, manière de rebattre les cartes, redire les premiers mots de la séduction, de la déception. Les personnages s’attardent d’emblée sur les thèmes chers au cinéaste, abordés ici de manière frontale, dans des plans figés que portent de longs dialogues filant en ritournelles et esquissant peu à peu des rapports d’affection, de doute et d’attirance entre personnages. L’alcool, vecteur et émanation du désir par qui transitent les affects, domptant peu à peu les corps envahis d’un désir mélancolique, est ici l’objet de plusieurs discussions, et au coeur de la dispute entre Youngsoo et Minjung. Combien de verres a-t-on bu, pourquoi, avec qui ? Pourquoi boire, se promettre de ne pas boire ? Tout d’un coup, il semble que c’est du droit de désirer qu’il s’agit, de la possibilité de laisser dériver son regard, sur soi comme sur l’autre. Yourself and Yours donne parfois l’impression d’être attablé avec le cinéaste, reprenant le fil de ces questionnements simples mais lancinants qui agitent les vagabondages comme les rêves des personnages. L’enjeu des différentes relations est en effet souvent ramené à l’acceptattion ou non de ce verre bu ensemble. Boire c’est déjà croire, de même qu’on ne prendra pas ce dernier verre alors que la relation est déjà consommée.
Yourself and Yours prolonge l’œuvre de HSS en décalant imperceptiblement – comme sait si bien le faire le cinéaste – le point de vue. Pas de première rencontre, mais des retrouvailles répétées sous forme de conquêtes, la jeune fille étant invariablement assise dans ce même bar que celui-ci que fréquente sa supposée jumelle. C’est aussi l’un des films du cinéaste qui acte le plus la diminution du corps, que celle-ci soit la conséquence des échecs ou de l’âge. Youngsoo qui, une jambe dans le plâtre, remonte laborieusement la rue et rate l’objet aimé de peu, ou encore cette jeune fille visiblement borgne qui lorgne de son seul œil valide l’inconnu à qui elle déclare qu’il la regarde comme s’il la connaissait (beau renversement qui renvoie sur l’autre la responsabilité d’un échange initié par soi). Yourself and Yours ouvre bien évidemment sur l’avenir, par nécessité, pour prolonger l’œuvre autant que la vie, se battre pour élargir l’horizon qui rétrécit d’autant, à chaque geste. Peut-être avec une maturité nouvelle, aussi, loin de l’irréalisable décision d’arrêter de fumer que prenait Tongsu à la fin de Conte de cinéma. Parce que dans la promesse que se font Youngsoo et Minjung ou l’un de ses avatars de continuer « à manger souvent » des pastèques, il y a l’acceptation du geste achevé, connu et répété, mais dont la fraîcheur nous revigore encore, comme un changement de plan, un dernier verre, une autre rencontre.