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Festival international du film #1

La Roche-sur-Yon 2010

#1 road to somewhere

Un cinéphile a des bonheurs simples. Celui, par exemple, d’emprunter le Maine-Océan pour se rendre à un festival qui fait honneur à Jacques Rozier en projetant son dernier film inédit en salles, Fifi Martingale. Celui, aussi, de partir pour une ville et une manifestation dont il ne sait rien, sinon qu’elles ont toutes deux changé de nom. La première il y a presque deux cent ans, la seconde seulement cette année. Ceux qui le fréquentent depuis 2002 ont en effet connu le F.I.F. de La Roche-sur-Yon sous un autre nom, plus vague et plus poétique, « En route vers le monde ». Selon Yannick Reix – délégué général de la manifestation –, ce changement d’appellation sonne comme un « nouveau départ » pour le festival, interrompu l’an dernier après sept ans d’activité.

Au programme de cette édition un peu particulière, une compétition internationale où figurent huit longs-métrages, une rétrospective Kathryn Bigelow, une programmation thématique par François Bégaudeau, des séances spéciales en collaboration avec Mediapart ou le FID, deux convives de marque, Monte Hellman et Abel Ferrara, et un invité d’honneur, Mathieu Amalric. Le réalisateur de Tournée – dont certaines scènes se déroulent précisément dans le Pays de la Loire – a choisi pour l’occasion des films de son cru. Certains sont attendus (Le Plaisir de Max Ophüls et Meurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavetes, modèles revendiqués de son dernier opus), d’autres sont en revanche plus rares (Go Go Tales de Ferrara et Fifi Martingale de Rozier, deux inédits des salles françaises). Le mérite d’un tel festival est de programmer à la fois des découvertes et des rendez-vous obligés. Sa réussite, elle, dépend de sa capacité à intervertir les deux.

Prenons des exemples. Le FIF proposait, en avant-premières, deux films en séances spéciales : En présence d’un clown, l’avant-dernier film d’Ingmar Bergman, et Road to Nowhere, le dernier long-métrage de Monte Hellman. Deux auteurs précédés par leur renommée, deux œuvres imposantes, et deux films distribués par une maison d’édition/production/distribution officiant entre Nantes et Paris depuis maintenant dix ans : Capricci. Une partie des longs-métrages présentés (Winter Vacation, Léopard d’or à Locarno, par exemple) et des organisateurs (Emmanuel Burdeau, sélectionneur de la compétition internationale, ou François Bégaudeau, programmateur, sont co-fondateurs de la société) viennent directement de là. La collaboration est manifeste mais muette. Ce silence était pourtant inutile. A l’échelle d’un festival comme le FIF de La Roche-sur-Yon, la collusion est inoffensive. Elle offre même, en vérité, de belles occasions : celles de créer des événements, notamment, en prenant de l’avance sur le calendrier critique, en déplaçant l’échiquier parisien. Aller à la rencontre du public n’est pas chose aisée, et il faut reconnaître à Emmanuel Burdeau un volontarisme bienvenu. En plus des traditionnelles séances de question d’après-séance, le sélectionneur organisait en effet des débats plus informels autour de chacun des films de la compétition, s’efforçant ainsi de chercher ce qui manque le plus à nos discours critiques : un contrechamp.

Dans le bar à côté du Manège commence, le jour de notre arrivée, la lecture d’un scénario de série pour la télévision, Vallée. Ecrit il y a quelques années par Thomas Boudineau, l’histoire est celle d’un groupe d’amis qui, confrontés au chaos d’une crise financière et sociale en France, décident de s’installer dans une vallée à l’écart des Pyrénées, où s’organise lentement une nouvelle société. Belle idée que de montrer le quotidien d’une révolution dans un village plutôt que dans la capitale, de décrire cette éclosion à l’échelle du chef-lieu plutôt qu’à l’internationale : c’est, contre les habitudes de nos journaux télévisés, faire revenir le fantôme de 89 à la place de celui de 68. Le premier épisode détaille la rapide dégradation de la situation économique, annonce le report de l’âge de départ à la retraite à 68 ans et le gel du salaire des fonctionnaires, décrit des manifestations partout en France et des troubles lycéens au Mans. Conçu très récemment, le récit d’anticipation n’en est déjà plus un. A quelques cent mètres du Manège, le jour de notre venue comme celui de notre départ, des cortèges importants (à l’échelle de la ville, les manifestants étaient en nombre) défilent boulevard Aristide Briand. Etre rattrapé par les informations du jour n’est pas un défaut en soi, ce pourrait même être une preuve de vivacité. Le tout est de ne pas courir après l’actualité mais la laisser entrer. En un mot, d’être plus perméables. Programme modeste mais ambitieux, qui peut être celui d’un festival comme La Roche-sur-Yon.

#2 - molluscorama

Compétition Internationale : Le Braqueur, de Benjamin Heisenberg (7.0) ; Cefalópodo, de Rubén Ímaz Castro (5.0) ; Cold Weather, d’Aaron Katz (6.3) ; L’Epée et la Rose, de João Nicolau (8.3) ; Putty Hill, de Matt Porterfield (7.5) ; Winter Vacation, de Li Hongqi (4.9).

Cuvier, 1797 : « Les céphalopodes (Cephalopoda, du grec képhalé, la tête, et pous, podos, le pied) sont des animaux de l’embranchement des mollusques, dont le pied divisé en bras surmonte la tête ». Il faut au moins mettre cela au crédit du film de Rubén Ímaz Castro : Cefalópodo est fidèle à son titre, déroule exactement le programme induit par sa définition. Abattu par la mort de sa compagne, un jeune peintre basque se rend chez son cousin à Mexico. Il traîne sa silhouette affligée de soirée en promenade, et part à la recherche de calamars entiers qu’il pourrait redessiner sur le mur de sa cour. Ce n’est qu’en courant dans le désert et en plongeant dans l’océan qu’il parviendra à chasser ses démons. A la fin de Winter Vacation, un professeur se trompe de salle, et propose à une classe impassible un cours sur les mollusques « apomictiques ». Le message : nous, public de la salle de cinéma comme de la salle de classe, qui écoutons sans broncher cet homme manifestement fou, sommes devenus des mollusques. Cela implique à la fois un état et une posture, que l’on retrouve dans presque tous les films de la compétition : la fatigue et l’avachissement. Décidément, la lenteur est la pierre angulaire du débat critique. Des deux côtés de l’Amérique, de Portland (dans Cold Weather) jusqu’à Baltimore (Putty Hill), les héros de fictions sont plus qu’épuisés. Leurs pérégrinations ne semblent désormais qu’être des parenthèses entre deux phases de sommeil. Pour une fois, il aurait presque fallu s’endormir pour succomber totalement au charme des films américains, s’abandonner à cette sensation d’engourdissement qui rend la disparition et le deuil étrangement confortables.

Certains, pourtant, refusent de se laisser emporter par le sommeil, et s’acharnent à lutter contre cette irrépressible torpeur. La dernière scène du Braqueur est explicite : au volant de sa voiture, blessé à mort, le héros tente de garder les yeux fixés sur la route, qui disparaît petit à petit dans une lumière blanche enveloppante. L’agonie est filmée comme un assoupissement. Le braqueur ne lutte pas contre les hommes à ses trousses mais contre son propre corps. Son erreur est d’avoir voulu gagner par la vitesse une course d’endurance, arriver premier d’un marathon qu’il aurait pu achever sans efforts. « Je souffre » avoue dans Putty Hill une vieille dame à sa petite fille, avant d’ajouter : « Physiquement ». La nuance est de taille. Elle évacue, dans un film dont les protagonistes sont adolescents, l’idée d’une douleur existentielle, donne une réalité au poids qui s’abat sur leurs épaules. Sous cette étonnante pression, certains n’ont quasiment plus la force de se mouvoir, et tous leurs efforts leur permettent seulement de rester sur place. Winter Vacation, de Li Hongqi, appuie ce constat en faisant de l’immobilité une gageure. Chaque scène dispose de son métronome : les bruits d’usines ou de télévision, en off, y servent à mesurer la durée de la pose. La lenteur y est plus un défi qu’un parti-pris formel. S’il y a ici une dimension politique, elle demeure à l’état de métaphore multi-fonctions, sans cesse avortée devant le plaisir pris à regarder fonctionner cette machine parfaitement huilée : qu’un garçon avance vers un autre, s’arrête, ou s’éloigne, cela forme toujours une figure de géométrie.

Rien de plus étrange pourtant, chez le mollusque, que sa manière d’avancer, en s’appuyant et repoussant à la fois son environnement, en l’absorbant et le rejetant. A en croire son auteur, Putty Hill a été fait des cendres d’un projet abandonné. Les lents panoramiques, qui suivent le rythme d’une parole mouvante et fragile, toujours au bord de l’évanescence, évoqueraient plutôt des volutes de fumée. Les personnages y sont moins en marche qu’en reptation, la caméra progressant à leurs côtés, tantôt les dépassant, tantôt se laissant distancer, mais demeurant inexorablement à leur hauteur. D’une certaine manière, Putty Hill constitue le négatif de The Wire, qui bâtit en cinq saisons un tableau sans égal de la ville de Baltimore où chacun, flic, dealer, junkie, docker, politicien ou collégien, journaliste ou sans-logis, y est à sa place, aussi inamovible que la métropole à qui il appartient. Le film de Matt Porterfield se glisse au contraire dans les marges que la série avait supprimées, ses protagonistes évoluent dans des lieux neutres, anonymes, et déserts avant leur arrivée. C’est celui qui y fait halte qui fait exister le lieu, pas le contraire, et dès que les deux héroïnes seront sortis de la chambre verte autour de laquelle tourne le film, celle-ci aura perdu sa force d’attraction en même temps que sa réalité. Contre une cartographie à grande échelle, cette méthode de l’escargot propose une topographie pas à pas, incomplète mais exacte. Dans une section parallèle, François Bégaudeau faisait le choix inverse. La sélection « Ville-Campagne, façons de parler » alignait en effet les noms imposants. Eisenstein et Renoir, Anthony Mann et Jia Zhang-Ke, Kiarostami et Rohmer : grands, trop grands films pour illustrer un thème somme toute assez large. Continent après continent, époque après époque, la sélection reconduit une dialectique mais peine à dessiner une géographie. Celle-ci ne se découvre qu’en s’éprouvant physiquement. C’est le désert, auquel se confronte le héros, qui donne au Mexique de Cefalópodo sa réalité. L’espace se révèle élastique, comme ce calamar que le personnage principal a la mauvaise idée de faire bouillir, mais le dessinateur a, dans l’aller-retour, échangé un nom sur une carte contre une expérience vécue. Tel est le pari dont Winter Vacation est la formulation abstraite : proposer une chronique qui serait en même temps un cadastre.

Un film, cependant, s’y est délibérément refusé, en ne donnant qu’au dernier plan la carte à son héros. Forcés de naviguer à vue, les protagonistes de L’Epée et la Rose ne touchent jamais terre que pour faire escale. Ils ne trouvent à chaque fois qu’une scène pour exécuter leurs tours de magie ou assister ceux de la Rose, le seigneur qui les accueille dans la dernière partie. L’alternative : se fixer à ce bouchot ou repartir, encore une fois, à l’aventure. Dans la grande salle du Manège, le premier long-métrage de João Nicolau a pris le large, laissant loin derrière lui les autres longs-métrages en compétition, et abandonnant en chemin les faveurs du jury. Le film le plus impressionnant de la compétition internationale fut aussi le plus mal accueilli, comme si l’on ne pouvait lui pardonner de ne pas obéir aux règles de la compétition. Sa durée (2h22, soit presque une heure de plus que les sept autres films) et sa structure (toute en zigzags et en embolies) tranchaient avec une sélection où il importait plus que tout de maintenir son cap. Comme Le Braqueur court en ligne droite, les adolescents de Winter Vacation marchent suivant des trajectoires purement rectilignes. Rien n’entrave la lisibilité de ces films en forme de programmes. Une fois exposé leur projet, il ne reste qu’à s’appliquer à le suivre, c’est-à-dire à mettre à l’épreuve la pérennité de leur système plus qu’à vérifier son efficacité. Et la structure en apparence lâche d’un film comme Cold Weather y réussit mieux que les cadrages millimétrés de Winter Vacation. Ici, la répétition des références et des situations ne fonctionne pas seulement comme un gag mais sert de ressort à l’intrigue, les accessoires et emblèmes de Sherlock Holmes, idole du protagoniste, permettant de faire osciller le récit entre l’enquête et la comédie, de les relancer l’une par l’autre, indéfiniment. Un film comme L’Epée et la Rose, où chaque plan, visiblement composé avec soin, semble prendre sa propre direction, ne pouvait que dérouter. Le héros ne dévoile ses intentions (et le film son générique) qu’au bout de trois quarts d’heure. Entre-temps, le flâneur lisboète a disposé les pièces d’un puzzle que l’on croit alors raccorder, mais qu’il faudra à nouveau défaire. La force du film est avant tout d’égrener des images qui participent de mouvements divers, décomposent et recomposent plusieurs fois des ensembles presque contradictoires au sein du récit : les libertaires se révèlent pirates, corsaires ou esclaves au cours de l’aventure. Le film suscite l’enthousiasme et la déception, prend le risque de se perdre quand le reste de la sélection met en avant des projets non pas plus modestes, mais plus sûrs de leur objet.

Autrement dit : la compétition n’a pas mis à l’honneur des petits films mais des films mineurs. Des longs-métrages qui délimitent d’emblée un champ d’investigation réduit, qui préfèrent s’enraciner dans un territoire plutôt que de prendre leur autonomie. Des objets qui promettent peu au spectateur (et ont donc peu de chance de le décevoir) mais qui, réunis, ouvrent un dialogue. Un tel corpus est passionnant mais interdit un palmarès : comment, en effet, élire des films à l’intérieur d’une sélection qui vaut avant tout comme ensemble ? Fallait-il distinguer ceux qui s’écartaient le plus du schéma directeur ? Le jury a préféré récompenser les longs-métrages qui, par leurs qualités (Putty Hill) ou leurs défauts (Cefalópodo), en livraient un témoignage exemplaire. Mais il a écarté ainsi du même coup un film volontiers ample et imposant comme L’Epée et la Rose. Dommage, car les mollusques, c’est aussi ce qui fait leur prix, sont parfois capables de sécréter des perles.


mercredi 21 avril 2010

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