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Cannes 2010 #4

I Wish I Knew / Film Socialisme  de Jia Zhang-ke / Jean-Luc Godard

Communisme / socialisme

Un certain regard

8.0/10.0

En attendant Godard, peu de cinéastes contribuent à sauver la 63e édition de l’abîme. Parmi eux, Jia Zhang-ke. J’avoue qu’une seule projection de I Wish I Knew ne favorise pas une critique objective. La première impression est superlative, mais on est à tel point dépassé par la matière du film qu’à la sortie on ne saurait dire si Jia a réussi son coup le plus ambitieux ou bien s’il ne s’est pas laissé avaler par la taille du récit.
Le film procède d’une commande de L’Exposition universelle de Shanghai, dont on voit quelques images vers la fin du film. Des pavillons blancs. De grands allées vides. Des ouvriers travaillent aux chantiers de l’Expo, presque achevés. L’un d’entre eux danse dans la nuit.

Quelques minutes. Assez pour dire que Jia a détourné la commande pour faire autre chose. En vérité, le film a l’air de peu aimer ce présent de verre et de béton. Il se concentre sur deux révolutions qui ont acheminé le vieux Shanghai, la ville du commerce, des maisons des fleurs, des concessions étrangères, vers le présent.

Mais la question (à la quelle le titre répond modestement) est : sait-on ce qu’est que le présent ? Question piège, car il est bien trop évident que le présent est un gigantesque effacement. C’est là que le cinéma de JZK a quelque chose a dire. Tous ses films commencent par un escamotage. Par un tour de magie où le cinéaste fait disparaître du plan le sujet du film et nous le rend à la fin par un tour de magie. Et la magie, on le sait, est moins affaire d’escamotage que d’exposition.

Or l’objet ici est le présent. Présent qui est là, puisque les dix-huit témoins dont le film recueille les propos sont tous vivants. Présence aussi du décor, des différents lieux où ces témoignages sont pris. Présent voilé, ôté, détourné par un jeu subtil de parole et d’image. Parole des témoins encore, qui tout en s’exprimant aujourd’hui ne cessent de faire revenir à la surface des couches des langues anciennes. Ainsi, le premier témoignage commence par une phrase de politesse en mandarin d’aujourd’hui. Puis, le souvenir d’une rue habitée jadis et désormais disparue pousse le conteur à prononcer son nom en vieux shanghai. La langue construit ainsi peu à peu un échafaudage temporel démultipliant l’image présente. C’est à ce moment que le cinéaste passe de la sino à la cinéphilie. Peu de films à vrai dire. Un choix rigoureux, pas une vidéothèque. Très émouvant, un fragment du Chung kuo d’Antonioni et la rencontre avec le dirigeant communiste attaché à l’équipe.

I Wish I Knew ce qu’est un communiste chinois ? Le récit d’une femme n’ayant jamais connu son père militant communiste condamné à mort par les nationalistes en 1949, quelques mois avant sa naissance, est très émouvant. Il reste des photographies du condamné amené à l’échafaud, un fier sourire aux lèvres alors qu’il est emmené par ses bourreaux. Il sait que le Parti a gagné. Huit mois après, l’armée de Mao libère Shanghai. La femme du condamné, qui savait ce que c’était qu’un communiste, dit : mon mari est entré à Shanghai.

Bref, il faudra revenir plus calmement sur ce film beau et monstrueux. Probablement le plus ambitieux tourné jusqu’ici par JZK. Cinéaste unique. Certains disent même qu’il est le seul véritable cinéaste chinois. Certes, I Wish I Knew est le film de quelqu’un qui se sent seul, de ce qu’il comprend ou ne comprend pas de la Chine d’aujourd’hui. Limite ou force, c’est selon.
Le défaut du film de JZK est dans sa partie fictionnelle. Thao Zao est une actrice belle et gracieuse. Avec beauté et grâce elle est montée hier sur la scène d’Un Certain Regard pour dire qu’elle n’avait pas encore vu le film monté, et donc attendait avec impatience de découvrir ce que JZK avait fait de sa performance. A-t-elle été déçue autant que nous ? Son rôle est, Jia le dit dans la vidéo que nous avons enregistrée hier soir, celui d’un fantôme du passé errant dans le présent. Nous avons surtout vu une actrice paumée, qui ne sait pas du tout quel film elle est en train de faire. Ce qui n’est pas sans une certaine justesse par rapport au projet de JZK : montrer à l’intérieur d’un film d’archives et de paroles très contrôlées, je dirais même géométriquement mises en scènes, une fiction impossible. Une fiction qui tente d’entrer dans le film et de devenir le film, sans succès.

Par là, le film de JZK nous offre une clé de lecture pour Film Socialisme, le film très attendu de JLG. Ces deux cinéastes ont, de toute évidence, le même désir. Un désir d’images. D’un cinéma comme pur miroir. Est-ce (encore) possible ? L’image de JZK est avant tout de verre, transparente. Et parfois, ce sont les moments les plus inspirés, les images-miroir du passé apparaissent derrière ce verre. D’où aussi la sensation d’un film solitaire. Seul avec les morts, les anciens cinéastes. Une position inconfortable.
Ce qui frappe dans le film de Godard est, au contraire, son aisance. La capacité, presque sans limites, qu’ont ses fictions à se balader où elle l’entendent. En bateau sur la Méditerranée, sur les écrans de France 3 régional. Ou bien de trouver un endroit pour s’installer, une pompe à essence qui est à la fois une écurie de lamas et un atelier de peinture.
Pourtant, son portrait de l’Europe n’est pas plus rassurant que celui que JZK fait de Shanghai (et alentours : Honk Hong, Taipei, Pékin). Sa mer d’écume n’est pas moins indifférente et froide que les eau troubles du grand fleuve de Shanghai. Cette mer concentre sans doute toutes les destinations de Godard. Naples, Barcelone, Alger. Mais est-il possible de projeter des images communes dans cette blancheur ? Un zoom sur le titre d’un livre de Balzac peut donner la réponse : illusions perdues. Quoi donc : la tragédie (un corps mort simplement exposé à l’air) et la démocratie (Périclès, Fidia). La parole, l’image, la politique ne sont peut être pas grecques. Certes, les Grecs savaient les faire cohabiter dialectiquement. La parole avec la non parole. L’image avec l’absence d’image. La politique et l’état d’exception. C’est ce que nous avons perdu, « Hell as » pour nous.

Le film de Godard se comprend par fragments. Il se laisse saisir dans l’instant. Il force le spectateur à accepter l’absence ou l’intermittence nécessaire du sens. La traduction partielle des choses. Très beau, en ce sens, le coup du sous-titrage anglais qui traduit un mot sur trois, coupant les phases en morceaux, ceux-ci parfois plus riches que l’original français. C’est un film profondément anti-totalitaire. Ou bien qui cherche une totalité non totalitaire. Non sans ironie, un Socialisme.
 

Plus tard, sur un toit :

par Eugenio Renzi
lundi 17 mai 2010

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