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Cannes 2010 #5

Copie Conforme  de Abbas Kiarostami

De l’imposture

Compétition officielle

Autant le 10 est un vote de pure foi pour un film qu’on reçoit immédiatement comme un guide, autant le zéro est un vote de pure mauvaise foi. On ne l’attribue pas à n’importe quel mauvais film - d’ailleurs, aucun film ne mérite en principe un zéro. On l’attribue plutôt à des films auxquels on sent, tout aussi immédiatement, qu’on ne peut pas faire confiance. Or, on ne se méfie pas des imbéciles mais des réalisateurs qui maîtrisent parfaitement leur art, comme Alain Cavalier, comme Abbas Kiarostami.

Copie conforme est un film habile, plein de signes et d’expressions cinématographiques de l’intelligence de son réalisateur. Kiarostami maîtrise à tel point la grammaire de la mise en scène que celle-ci fonctionne chez lui comme les touches d’un dispositif de jeu vidéo directement lié au cerveau du spectateur qui réagit à ses plans, à ses cadres, à son montage comme un personnage de jeu vidéo réagit au commandes d’un joystick. Communiquer à travers la mise en scène, ce n’est rien d’autre que le but de n’importe quel cinéaste, j’en conviens. Mais aucun cinéaste n’est aussi content de son pouvoir que Kiarostami. Ce pouvoir de contrôle quasi-total de la psychologie du spectateur faisait chez lui l’objet même d’un film.
 
En un sens, Copie conforme est le contrechamp de Shirin. Pas dans le sens où il y montrerait enfin le film qui passait sur l’écran invisible de son précédent. Copie est simplement le même exercice, la même exposition d’un pouvoir sur le spectateur, mais inversé. L’histoire est encore une fois élémentaire. Un homme rencontre une femme. La question de Kiarostami est : jusqu’à quel point je peux pousser la machine fictionnelle, enchaîner les accélérations, décélérations, virages, demi-tours sans que les spectateurs ne décrochent du fil du récit ? (En ce qui me concerne, trois quart d’heure, c’est à dire jusqu’à ce que je comprenne qu’il me traitait comme le cobaye de ses expériences jubilatoires).

C’est un jeu, métaphoriquement : une course en voiture. Les pilotes sont deux acteurs musclés et en forme. Il le faut, car l’épreuve est dure (pour eux, pour nous). Le jeu demande un changement permanent de ton, de rythme, d’émotion, de registre. Ce n’est pas assez. Kiarostami se donne un défi de plus : changement de langue. Les héros se font la cour(se) tantôt en anglais, tantôt en français, et par moments dérapent même en italien.

En dépit de cette Babel des langues, l’esprit de l’opération est clairement anglais. Copie a la bêtise du Limier de Kenneth Branagh. En plus habile, en plus poétique, en plus bête. Il y est question d’oeuvre d’art, de copie, d’original. Qu’est-ce qu’un original ? La thèse du héros, qui est critique littéraire, est que l’original n’existe pas. Ou bien, que les originaux sont partout. Une oeuvre d’art est toujours la reproduction d’une pluralité infinie d’inspirations. Elle n’est pas d’accord. Elle voudrait être unique ? Le dispute se jouera sur le terrain de l’amour. Of course. La critique n’est-elle pas l’art d’aimer ?
 
Une serveuse les prend pour un couple. Elle ne la corrige pas. Il veut bien jouer le jeu. Tous deux se baladent dans un village, rencontrent d’autres couples (des jeunes, des moins jeunes, des vieux). Chacune étant une copie ou un original de leur propre couple. Ce qui fait du couple une copie à son tour (d’un récit de Kundera qui, dans mon souvenir, se trouve dans le recueil Amours ridicules).

On serait pas si violent avec ce film si on n’avait pas encore dans les yeux le film de Godard. Qui lui aussi est un discours sur l’art, un discours fragmentaire qui se laisse saisir par moments. On plongeait volontiers dans une grammaire déstructurée obligeant le spectateur à devenir un citoyen des images. Images de tous registres, qui n’ont rien à voir avec les virevoltes alambiquées de Kiarostami.
 
Hier on a vu Godard (comme De Palma) se mettre modestement au service de la ville. Prendre les images des autres. Coudre et découdre les morceaux de la toile méditerranéenne. il y a là d’une part une véritable curiosité pour l’image, qui est la base, le tissu de notre société. Elle n’est donc pas l’oeuvre d’un cinéaste. Un cinéaste se limite à cadrer dans cette toile immense, géante, grande comme l’espace et le temps de l’histoire européenne. Il y a là aussi un souci et une urgence : l’image est ce qui doit être pensé. Un peuple ne peut pas vivre, cohabiter s’il ne pense pas sa propre image. Qui n’est pas l’identité stricte, mais un jeu d’identité et de non-identité. L’affirmation d’un fragment en tant que négation du tout affirme aussi l’existence de la totalité (si je me permets d’utiliser ce jargon de dialecticien, c’est qu’il est aussi dans le film).
 
Kiarostami nous a montré hier un contre-exemple parfait de Film Socialisme. Je suis d’ailleurs surpris, et un peu méfiant, quand j’entends des gens dire qu’ils ont aimé les deux. On ne peut pas défendre les deux. Copie est un film sans extériorité, sans hors-cadre, sans générosité, un film marchandise où tout ce qui se produit dans le cadre n’est donné au spectateur que pour capitaliser sa réaction. L’oeuvre d’un dictateur content de son pouvoir, lisse et luisant comme sait l’être le capital. Film Capitalisme.

par Eugenio Renzi
mardi 18 mai 2010

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