Encore une fois, la dépendance sera notre sujet. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dépendance d’un village à une communauté de moines. De sept membres de la confrérie. Des ceux-ci à celui qu’ils ont élu chef. Et de ce dernier, à ceux qui l’ont élu. Dépendance de tout le monde à une idée. À une foi. Et dépendance de cette foi à son application positive. Ce serait aussi le sujet du film qu’on vient juste de voir, Carlos, triptyque de cinq heures signé Olivier Assayas (bientôt sur vos petits écrans), si le portrait du révolutionnaire vénézuélien n’avait été complètement raté. Sur le papier, ce sont des histoires proches. Les uns et les autres mènent une vie qui le porte à devoir compter les uns sur les autres. Les deux groupes expérimentent pratiquement la vérité du bagage théorique fourni par leurs églises respectives : la chrétienne et la marxiste. Si les deux films ne communiquent pas, c’est qu’Assayas n’a pas les instruments culturels pour raconter une lutte à mort. Ou bien pour tirer d’une lutte à mort une quelconque leçon. A la veille, beaucoup (notamment dans la presse) espéraient qu’avec Carlos Assayas aurait enfin opéré la synthèse entre sa veine internationale (Demonlover) et son travail d’auteur franco-français (L’Heure d’été, etc). C’est peut être le cas, mais pour le pire. Carlos montre en effet toutes les limites de ce cinéaste qui ne semble à aucun moment se poser la question de qui est son héros, de quel type de film on peut faire avec un révolutionnaire de profession.
Toute autre chose chez Beauvois, qui surprend par la frontalité et la profondeur de son traitement. Frontalité de l’association entre fait divers et mythe : les moines revivent dans leur martyr les étapes de la vie de Jésus et des apôtres. Profondeur : ce martyr que les moines connaissent et répètent toute la journée devient d’emblée un inconnu. Présence constante en tant que livre, parole, prière, promesse d’une vie éternelle qui revient à eux sous un autre jour, celui imprévisible et obscur de la vie, de l’expérience vécue, de la menace de mort.
D’où le dépaysement. Ceux qui ne l’aiment pas disent : je ne m’intéresse pas à la religion. D’autres lui font un faux compliment : il ne s’agit pas d’une histoire religieuse. Les deux ont tort. Aux premiers, il faudrait rappeler que tout le cinéma hollywoodien est fondé sur la lecture de la bible. Aux seconds, que toute histoire politique est aussi une histoire de foi, de credo, d’église (qui, littéralement, signifie assemblée). Des hommes et des dieux est un évangile selon Xavier, qui pourra le nier ?
La communauté est là, d’emblée, apparemment soudée. Face à la menace terroriste, elle se divise sur la question de partir ou rester au village. Jusqu’à alors, les moines n’avaient expérimenté que le côté idéal du pacte qui les lie. Celui-ci existe, mais il est abstrait. Une première réunion se clôt par un vote partagé : trois pour rester, trois pour partir. On s’attend à une intervention théorique et violente du chef. Qui pourrait rappeler aux trois démissionnaires l’éthique chrétienne du sacrifice. Contre toute attente, il renvoie tout à une deuxième réunion. Laissons passer du temps, dit-il. La menace augmente. Les terroristes et le gouvernement encerclent le monastère posé sur les monts de l’Atlas. Pourtant, lors d’une deuxième réunion, l’unification s’opère. Entre temps, le film n’a pas résolu le récit en mots, paroles ou discours. Le moment de bascule s’opère dans une scène qui nous restera longtemps. Le bruit d’un hélicoptère qui semble arriver d’Apocalypse Now, dérange une messe dans la chapelle. Les moines se tournent en direction du son, vers l’autel. Il regardent vers le haut, vers le ciel et se serrent dans les bras. L’unité est trouvée. Il ne la perdrons plus. Les dimanches, les moines avaient levé les bras et soulevé la Bible vers le ciel. Seigneur donne nous la lumière, indique nous le chemin. Finalement, la vérité arrive sous forme de menace. Mais cette menace est tout de même un don auquel les moines s’abandonnent en silence. C’est à partir de là qu’on comprend que le film est un véritable chef d’œuvre. Ensuite, il deviendra de plus en plus silencieux, de plus en plus parlant, par les yeux des moines dans lesquels désormais on peut lire tous les passages de la vie de Jésus et des apôtres. La joie d’être ensemble. L’excitation de lutter pour quelque chose de juste. La jouissance de l’amour. Mais aussi la peur de la trahison. Et la terreur de la mort annoncée.
Chez Beauvois tout est mouvement, dialectique : 1, connaissance abstraite, 2. pur inconnu ou objectivité, et 3. connaissance concrète. Inversement, le cinéma d’Assayas procède par explication et négation, sans résultat. Chaque séquence commence par donner un cadre positif : tel personnage, tel date, telle situation. Puis le personnage meurt. On passe à la séquence suivante, on reprend à zéro.
La différence entre Beauvois et Assayas pourrait aussi s’expliquer comme ça. L’unité fondamentale du cinéma d’Assayas est l’image. Une photo, une pub : revolver avec nichons ; homme nu à la fenêtre avec whisky. Certes, il y a des plans. Mais tout ses plans peuvent être réduits à une image sans que rien soit perdu dans le processus. Autant dire qu’il s’agissait de faux plans. On dira que chez Assayas la caméra bouge. Panotages, caméra épaule... Tout le bric-à-brac du cinéma jeune, déconstruit, inutilement elliptique, est là. Ces sont des déplacements sans mouvement dans le temps et dans l’espace, mais encore une fois à l’intérieur d’une photographie, plate et immobile. De la forme à la substance (politique) : Carlos n’évolue pas. Entre le début et la fin, trois cent minutes et autant de cartes postales plus tard (Beyrouth, Paris, Alger, Budapest...) la seule chose qui a changé est son ventre, ses moustaches, ses lunettes.
Inversement, chez Beauvois il n’y a que des plans. Et aucun plan se laisse réduire à image. Il serait facile de citer la cène, le dernier dîner des apôtres, peu avant la fin. Véritable miracle, coup de force, de mise en scène, cette séquence est tout aussi frontale, tout aussi profonde que la musique de Tchaïkovski qui l’accompagne. Prenons plutôt le dernier plan. Les moines avancent, puis disparaissent dans la brume derrière une colline. La prise est en caméra épaule. Caroline Champetier nous disait hier de faire attention à une certaine respiration de la caméra. Essoufflée par la marche, la chef op tremble légèrement. Beauvois a gardé cet effet au montage, dont la fragilité énonce à la fois la dimension humaine du récit et l’effacement des agissements humains dans le décor gigantesque du pays. Encore une fois, frontalité et profondeur. Ce plan, si représentatif de la sensibilité de ce cinéaste, ne saurait pas devenir une image. Ce serait lui ôter sa vibration, le tuer.
Une dernière chose. De toute évidence, les plus beaux films vus à Cannes sont français. Godard, Beauvois, Amalric. Mais ce sont aussi, on a eu l’occasion de le noter ici et là, des objets étranges, étrangers d’une qualité nouvelle au cinéma d’auteur, au réalisme publicitaire du cinéma français. Autrement dit, ce sont des films non-français. Film Socialisme de Godard évoquait les images de Redacted de De Palma ; Beauvois évoque dans son mouvement dramatique Voyage au bout de l’Enfer de Michael Cimino. D’Amalric, on a dit en quel sens il était non-français. En revanche le Carlos d’Assayas, en dépit de la multiplication de langues et des cartes postales, n’a pas bougé d’un centimètre, pendant 5 heures, des démarches des films tournés dans les salons du 11e arrondissement. Le cinéma américain, pratiquement absent de la Croisette cette année, est devenu un horizon pour certains, un mirage pour d’autres.