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Viennale 2010 – #2

Atterrissage

Mon séjour à Vienne a duré quatre jours, le temps de découvrir 16 films, issus pour une moitié des programmations parallèles (Larry Cohen et Denis Côté) et pour l’autre, de la riche sélection qui comptait 141 long-métrages. Ce faible pourcentage (8/141), à peine augmenté des films déjà connus, invite à la modestie. Impossible de rendre compte de la programmation dans son ensemble ; il s’agira plutôt de rendre compte des films vus et de dégager quelques lignes d’images. La première concerne les films de cinéastes familiers (Rousseau, Oliveira, Wakamatsu), que l’on coche immédiatement dans son agenda et pour lesquels on réserve ses places plusieurs jours à l’avance. La seconde portera sur les films découverts au hasard des horaires et des décisions de dernière minute. Cette exploration arbitraire n’empêche pas des liaisons entre les films : elle invite au contraire à en inventer. Ainsi, la vision successive de Marti, dupa Craciun (de Radu Muntean) et de Susa (de la géorgienne Rusudan Pirveli) mettaient en avant une manière de se revendiquer ouvertement, presque excessivement, réalistes. Veine à laquelle le premier long costaricain Agua fria de mar, plus poseur et élégant, ne se rattache absolument pas. Enfin, les deux derniers films découverts m’avaient été signalés par le site : La Bocca del lupo et Foreign Parts.

L’absence de compétition crée une ambiance particulière à Vienne, propice à de nombreuses rencontres. Aux 90 000 spectateurs qui remplissent les salles se mêlent non seulement les programmateurs et les critiques, mais aussi des cinéastes détendus et donc enclins à voir les films de leurs confrères. Dans les cafés viennois, dans le Lounge des journalistes, sur la péniche affrétée par la Viennale, j’ai pu parler avec la réalisatrice Verena Paraval de son premier film Foreign Parts ainsi que de La Bocca del Lupo, échanger avec le programmateur belge Cis Bierinckx, le critique portugais Francisco Ferreira ou encore retrouver Jean-Claude Rousseau pour discuter de son dernier long, Festival. Des discussions de ce type sont souvent relatées dans les compte-rendus de festivals, mais il s’agit ici d’une caractéristique affichée par la manifestation, jusqu’à travers son logo. On est là pour voir et parler de films intéressants choisis sans aucune discrimination de format ou de budget.

L’humour des grands

 
Festival, le dernier film de Jean-Claude Rousseau, est à la fois inconnu et connu. Son matériau est constitué des courts que le cinéaste a réalisés, avec une caméra DV, pendant les festivals où il a été invité : Lettre à Roberto (2002), Non rendu (2005), La nuit sans étoiles (2006), Mirage (2010). Cet assemblage n’est pas un simple bout à bout visant à faire un long, il est lié à la manière de « travailler » de Rousseau (il n’aimerait pas ce mot) depuis Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre (1983). Pour ce premier film tourné en Super 8 ainsi que pour les suivants jusqu’à La vallée close (1995), le cinéaste compilait ses bobines silencieuses, leur cherchait (ou non) des bandes sonores puis tentait de les agencer, de les accorder. Avec le numérique, la construction est plus complexe : il n’y a plus d’unités imposées par la pellicule, et le son in, synchrone de facto,est enregistré en même temps que l’image.
Pour Festival, les bobines ont donc été remplacées par ces courts qui se suivent et s’« accordent » comme des séquences musicales. Son point d’orgue est la discussion off de La nuit sans étoiles dans laquelle Alain Guiraudie, venu seconder Rousseau pour un tournage nocturne à Turin, se moque amicalement de ses plans fixes qu’il juge tantôt trop longs, tantôt « minables » (et donc trop courts) à côté de ceux des Straub. Puis, toujours off, il lui refuse un baiser et dit ne jamais coucher « avec des gens de cinéma ». Cette discussion est utilisée comme un leitmotiv qui court sur les plans des autres films : les plaisanteries faites à froid dans les rues de Turin s’immiscent dans les chambres d’hôtel où le cinéaste se promène, se tient debout ou assis sans expression devant des chaînes de télé étrangères. Ce jeu sur le son permet une interversion constante dans le cinéma de Rousseau : la rue devient le lieu serein de la discussion sur l’oreiller, et la chambre, l’endroit d’exposition, de la plus grande vulnérabilité. Ce retournement rappelle la belle histoire sur le jeune Kierkegaard qui, souvent privé de sortie, avait le droit en compensation de faire des promenades avec son père sur le parquet du salon. Soren pouvait choisir n’importe quel lieu de destination et son père lui décrivait avec une telle minutie le trajet qu’ils empruntaient, les gens qu’ils rencontraient, que l’enfant était recru de fatigue au bout d’une demi-heure.
Chez Rousseau, le champ de la promenade est plus vaste encore : il s’agit d’enregistrer, dans l’espace exiguë de la chambre d’un trois étoiles, de la matière, des lignes célestes. On peut se souvenir du De Natura Rerum conté par Bergson dans La vallée close ou plus simplement de la pierre scintillante posée sur la cheminée poussiéreuse dans De son appartement (2007, en salle à partir du 1er décembre 2010). Guiraudie le pointe bien : cette entreprise fragile est évidemment comique. La vision du cosmos est rendue possible par le « minable » : une petite chambre dans lequel un personnage, droit comme un i, se tient debout, regarde par la fenêtre ou se penche sur la scène d’hiver accrochée au mur. Lors d’un Q&A, Rousseau disait que son obstination à se filmer était mue par une volonté de disparaître. Par l’utilisation de cette bande-son distanciée, mais aussi par sa posture de personnage burlesque, le cinéaste y parvient presque. Il persiste néanmoins à l’image tel, pour citer Lucrèce : « un grain de poussière qu’éclaire sur sa route un rayon de soleil pénétrant dans une chambre obscure ».

Dans son dernier film O estranho caso de Angelica, Manoel de Oliveira dialogue également, non sans humour, avec sa poétique. Il s’agit d’un scénario que le cinéaste avait écrit dans sa jeunesse, mais qu’il avait jusqu’à présent laissé dans le tiroir. Mis en forme maintenant, le projet prend une valeur testamentaire : Oliveira y aborde frontalement ses anciens films, ses obsessions.
O estranho conte l’histoire d’Isaac, un photographe requis dès les premières minutes pour aller prendre quelques clichés d’une belle jeune fille défunte : Angelica. La veillée funèbre donne lieu à de magnifiques cadres sur les hiératiques endeuillés qui toisent le nouvel arrivant. La scène aboutit sur une séquence magistrale où le photographe nimbe d’une lumière vive le corps de la belle blonde avant de l’immortaliser. Mais horreur : le procédé fonctionne trop bien. Angelica revit et sourit à son sauveur durant les quelques instants où il pointe son appareil sur elle. Moment de grâce, éminemment comique en même temps. Oliveira s’amuse à ressusciter la belle alors qu’elle est barrée par la croix du viseur dans un plan dont la laideur vise à faire écart avec l’ensemble. Une conjugaison similaire de beauté et de burlesque est obtenue plus tard la mise en images d’un rêve d’Isaac. Une nuit, les deux amants se retrouvent sur le balcon du héros, s’enlacent puis s’élèvent dans les airs. Grâce à un trucage archaïque, ils se mettent à voler à l’horizontal au-dessus du fleuve Douro. L’économie de cette séquence fantastique fait d’abord sourire, avant de laisser transparaître son étrange beauté. Par le recours à ce trucage des années 30, Oliveira rend un hommage de plus à Jean Vigo, à qui il a déjà consacré Nice- À propos de Jean Vigo. Comme me le rappelait le programmateur Cis Bierinckx en sortant de la salle, dans L’Atalante, un rêve est filmé de manière similaire : Jean (Dasté) voit, pendant son sommeil, sa femme en robe de mariée (Dita Parlo) parcourir, allongée, les fonds du fleuve. Avec cette reprise, le cinéaste portugais fait également un pont (entreprise ardue à réaliser, selon les personnages, à cause de la crise) entre son dernier film et son premier Douro faina fluvial. Sorti trois ans avant le film de Vigo, ce court-métrage documentaire muet portait sur le fleuve Douro que les amants survolent . Se remémorer tout cela n’invalide pas le comique de cette envolée. Au contraire, cette scène comme celle du réveil d’Angelica représentent de belles bulles d’air dans un film complexe et sombre.
L’évolution du film suit l’avancée de la folie d’Isaac, victime d’une découverte obsédante : la photographie fait revivre les morts, mais enterre les vivants. En effet, lorsque le jeune homme prend des clichés des quelques derniers paysans qui travaillent encore manuellement, non seulement il les empaille comme spécimens, mais il les transforme sur ces photos en faucheur(se)s menaçant(e)s. La révélation de ces pouvoirs est si bouleversante pour Isaac qu’il finira par en mourir, non sans avoir eu une dernière vision de son amante. Le film rejoint sa genèse : l’idée du cinéma comme dernier vecteur d’apparitions conçue par le jeune Oliveira, nous est finalement livrée par le grand cinéaste au seuil de sa vie. En d’autres termes, Manoel de Oliveira filme sa mort. L’opération vise à livrer un testament, mais aussi à s’immortaliser. Enregistré par sa propre caméra, le centenaire se garantit une seconde vie. La preuve : son fantôme a déjà un nouveau tournage prévu.

Caterpillar, le nouveau film du cinéaste Koji Wakamatsu (très bientôt à l’honneur à la Cinémathèque) souffre, malgré son titre ironique, d’une absence d’humour. J’ai été, contrairement à la rédaction et à E.R., quelque peu déçu par le film. Rappelons les grandes lignes de son argument qui a la simplicité d’une fable : en 1940, durant la deuxième guerre sino-japonaise, le lieutenant Kurokawa rentre couvert d’honneurs. Il est notamment récompensé pour avoir sacrifié sur le champ de bataille et jambes à sa patrie. La communauté compte à présent sur sa femme Shigeko pour s’en occuper sans relâche. Le film porte sur les relations de ce couple devenu symbole national.
Réalisant une sorte de remake morbide de L’empire des sens de Oshima (producteur du film ; comme Wakamatu le fut d’ailleurs sur ce film culte), le cinéaste s’attache à filmer frontalement les corps à hauteur de tatami : la femme qui, jour après jour, nourrit son mari, le lave, lui fait faire ses besoins, et se fait prendre. E.R. résumait le choix de cette crudité assumée sous le terme de « présentation », de « Darstellung ». Cette frontalité vise, selon moi, à travailler le corps du héros, à éprouver physiquement ce totem pour qu’il avorte d’une signification plus vaste que celle qui lui est accordée d’emblée. L’entreprise du film consiste à se focaliser sur le cocon de la chambre à coucher, empire sur lequel règne avec tyrannie le lieutenant, pour dévoiler la catastrophe politique du dehors. Ce projet échoue. Tout d’abord, le travail de la frontalité et l’itération des activités (manger /se laver/ baiser) ne parviennent pas creuser la figure de l’homme-tronc. Aucun corps n’émerge du symbole qui reste strictement le même durant tout le film. Il suffit de se rappeler son alter ego, clope au bec, dans Freaks Tod Browning pour percevoir à quel point Wakamatsu n’est pas parvenu à filmer cette « chenille » dans ce qu’elle a d’obscène, de drôle et de terriblement inquiétant. Ainsi, le film apparaît comme la vérification, repas après repas, baise après baise, de l’intégrité de la métaphore politique présentée dès le début. La dégénérescence progressive du soldat Kurokawa est évidemment celle du Japon de l’Empereur, de ses valeurs patriarcales de domination, d’honneur, de sacrifice. Le film se conclut sur la victoire de la femme qui a inversé le rapport de sujétion en exposant contre son gré son mari au public pour être auréolé de sa gloire. Avec ce dernier renversement, le film évoque davantage The servant de Losey qu’Oshima : loin d’une réflexion dialectique sur l’Histoire, il se contente de la psychologiser.

par Felix Rehm
samedi 30 octobre 2010