Il y a des films qu’il est difficile d’aimer. Santiago 73, post mortem est à prendre littéralement avec des pincettes. Plus exactement, à relier par ses deux extrémités, qui l’encerclent dans la terreur. Son ouverture, d’une violence inouïe, filmant la marche d’un tank écrasant les restes d’une révolte populaire repoussée hors champ ; ce début militaire est annonciateur d’heures sombres : 1h38 - le temps du film - et de longues années pour le Chili. Sa conclusion, qui tente d’enfouir les décombres d’un passé trop lourd à porter, et où l’image deviendrait le dernier endroit pour l’accueillir et régler ses comptes avec lui. Mario (Alfredo Castro), un vieux garçon renfermé et hors du monde, éprouve une fascination pour sa voisine Nancy (Antonia Zegers) une danseuse de music-hall. Il entretient avec elle des rapports étranges, partagé entre la timidité maladive et la pulsion amoureuse. Nancy est traquée par la milice de Pinochet. Mario la cache dans un abri dont la porte, qui donne sur sa terrasse, est dissimulée par un meuble. Un matin, alors qu’il lui apporte à manger, Mario la retrouve au lit avec un camarade. Il décide alors de condamner l’accès de l’abri par tous les objets et meubles qu’il trouve, construisant une barrière à la fois arbitraire et absurde qui, à la fin, occupe tout l’écran. Le plan séquence dénoue l’intrigue en même temps qu’elle la laisse tomber pour dire autre chose. Très concrète, elle devient au fur et à mesure abstraite, comme un tableau qui, utilisant les lignes d’une figure au premier plan, en ferait apparaître une seconde à l’arrière. Par cet acte, Larrain met en scène un double meurtre : celui des voisins de Mario et celui de la nation chilienne.
Pour son deuxième film, Pablo Larrain tente une « autopsie » cinématographique de son pays. C’est une suite de Tony Manero (2008), dont l’action se déroulait en 1978 en pleine dictature, et qui racontait l’histoire d’un homme obsédé par le personnage de John Travolta dans Saturday Night Fever (1977). Le cinéma de Larrain est personnalisé par le visage de l’acteur Alfredo Castro, sorte d’Al Pacino neurasthénique qui incarnait déjà l’antipathique Raùl Peralta dans Tony Manero. Escroc répugnant prêt à voler et tuer, rêvant d’être non seulement le meilleur sosie de Travolta, mais aussi carrément de devenir Tony Manero. On peut interpréter l’obsession de Raùl pour la danse comme un souvenir refoulé de l’amour de Mario pour Nancy. C’était surtout raconter la fascination d’un homme quelconque pour l’industrie d’entertainment nord-américaine, et par là même dévoiler l’une des conséquences du coup d’état : l’inféodation du Chili de Pinochet à la culture stars & stripes. Tout aussi jusqu’au-boutiste que son prédécesseur, Santiago 73 radicalise ce projet esthétique, dans ses cadres comme dans son goût pour le morbide. Il émane des personnages un étrange détachement, une forme de déni de la réalité. En se situant pendant les heures entourant le suicide-assassinat du président Allende à la Moneda, le récit s’articule entre le visible et le hors-champ en jouant entre ce qui est montré du coup d’état et ce qui ne l’est pas. Le début de la dictature a des conséquences directes sur les personnages, et sur le film, qui devient le relais de comportements abjects : la collaboration passive, la sexualité mécanique, la solidarité plus animale qu’humaine.
Le problème saute aux yeux : comment tenir un film qui propose de décrire une société et des personnages foncièrement dégueulasses ? C’est une question humaine et sociale, mais surtout de morale, qui est posée par les films du chilien. Ils proposent une vision - seulement en apparence - naturaliste, parce qu’au fond symbolique, de l’humanité. Mais alors que l’artifice de la « comédie musicale » dépressive sauvait Tony Manero de l’horreur, Santiago 73 ne peut pas éviter ce choc, se confrontant avec les morts et les fantômes du coup d’état. Dans ses choix de cadres, Larrain vise deux modes opératoires : aplatissement des motifs, des visages, et vide/plein par la profondeur. Dans les scènes intimes et d’intérieur, le cinémascope cadre les personnages de profil pour étirer l’image, en choisissant parfois de leur couper la tête, manière de les déshumaniser. Le monde du dehors, celui de la morgue et de la révolte populaire matée dans le sang, est quant à lui représenté dans des plans larges, la plupart du temps en courte focale, vidant le peuple du cadre ou remplissant la morgue de cadavres, images fortes et choquantes d’une réalité clinique. C’est peut-être dans ce grand écart qu’on touche la limite du film. La forme devient elle-même post, semblant plaquer des intentions mécaniques sur une réalité désarticulée. Les personnages acceptent leur sort, errant comme des zombies dans un pays qui a perdu la tête. En l’occurrence, celle de Salvador Allende, dont le docteur Castillo, le médecin légiste, et Mario, le « fonctionnaire » qui tape les rapports, sont chargés d’autopsier le corps, en présence des généraux responsables du coup d’état. Pablo Larrain aborde l’Histoire par ses témoins, en la repoussant vers les bords du cadre. Mais elle ressurgit de toute manière, et déborde violemment dans le son, comme dans l’image, à l’instar du char d’assaut écrasant le début du film. La déréalisation des évènements politiques est aussi le produit des réactions inattendues et arbitraires des personnages, sans révolte, en pilotage automatique, malgré la violence militaire. C’est aussi le problème éternel des héros passifs au cinéma, qui semblent régis par des mécanismes primaires ou distants dans leurs rapports humains et physiques. Un plan rapproché montre Nancy dînant avec Mario. La femme se met subitement à pleurer. Sans raison apparente, Mario commence lui aussi à gémir, jusqu’à en baver. Ce plan est raccordé dans le montage à un gros plan sur Nancy, que l’on devine nue. Montrant l’acte sexuel, le plan marque le point de vue subjectif de Mario. Mais c’est une sexualité sans chair, approchée par le film dans ses aspects les moins appétissants : se masturber, ou bien faire l’amour à une femme tout en continuant à l’appeler « voisine ». Tel semble être l’écartèlement esthétique de Pablo Larrain pris entre le corps et les tripes, la sensation physique et la radicalité théorique.