Avertissement : l’article dévoile des moments-clés de l’intrigue.
Il ne faut pas se fier aux corps démembrés, aux cadavres en putréfaction et aux innombrables meurtres : Dexter est fleur bleue. Si chaque saison s’organise autour de l’affrontement entre le personnage et un nouvel adversaire, l’histoire d’amour entre Dexter et sa femme Rita sert de fil rouge. Chacune des quatre premières saisons explore l’une des grandes étapes de leur relation : formation du couple ; première crise ; engagement (symbolisé par le mariage et la décision de garder l’enfant que porte la jeune femme) ; vie à deux. D’où l’ampleur du choc provoqué par le dernier épisode de la quatrième saison. L’assassinat de Rita a pulvérisé en quelques secondes ce que la série et son personnage ont mis si longtemps à construire La saison 5 de Dexter, dont la diffusion s’est terminée il y a quelques semaines sur la chaîne américaine Showtime et commence ces jours-ci sur Canal +, a accompli la tâche difficile de renouveler le fonctionnement de la série. Les douze épisodes n’abandonnent pas totalement Rita ; ils sont construits sur son souvenir. La cinquième saison fait vivre à Dexter l’ultime étape de son couple, le deuil. Comme d’habitude quand il est face à un problème, il perpétue un meurtre pour se remonter le moral et rassasier le monstre qui est en lui, celui qu’il nomme son « Dark Passenger ». Obéissant toujours au Code en vertu duquel il ne s’autorise à tuer que d’autres tueurs en série, Dexter se trouve une victime idéale : un sinistre idiot du nom de Boyd Fowler, assassin de femmes au look d’adolescent attardé, passionné par les cadavres d’animaux et les CDs de coaching mental. Au passage, le héros tueur libère Lumen, jeune femme que Boyd séquestrait.
A la fin du dernier épisode de la saison 4, Dexter contemple le clair de lune depuis son bateau. En voix off, il affirme se sentir « connecté » à sa femme « par la lumière ». Plus tard, il écoute un message qu’elle a laissé sur son répondeur, où elle évoque avec émotion la lueur de l’astre de nuit. Dexter ne le sait pas encore, mais Rita est déjà morte. Ce qu’il entend est un message post-mortem qui confirme l’existence d’un lien magique entre eux. Ce lien passe par la lumière et survit à la disparition de Rita, dont le message livre la promesse du retour.
La saison 5 confirme la prophétie. L’épouse de Dexter revient symboliquement à la vie à travers le personnage de Lumen. Les deux femmes se ressemblent : même couleur de cheveux, même silhouette, même passé douloureux, même attirance pour Dexter. L’épisode 6 intronise définitivement Lumen dans son rôle de double. La jeune femme prend un bain dans la baignoire où Rita a été assassinée ; elle s’endort, laissant l’image du cadavre envahir l’écran et le souvenir du spectateur, puis se réveille, comme si elle ressuscitait la femme de Dexter. En physique, le lumen est l’unité qui permet de mesurer la puissance lumineuse. Le personnage féminin de la saison 5 est donc défini comme un double de lumière. Si elle porte en elle le fantôme de Rita, Lumen rend cependant possible un type de croisement impensable lorsque la femme de Dexter était en vie.
La série repose sur l’existence de deux mondes : l’un diurne, dans lequel se déroulent les activités normales des individus composant la société active ; l’autre nocturne, dans lequel les multiples tueurs en série de Miami perpétuent leurs sinistres crimes. Au cours de ses enquêtes, Dexter utilise un produit qui permet de faire communiquer les deux mondes, le luminol. Cette substance fait apparaître les taches de sang invisibles à l’œil nu, faisant apparaître un espace a priori banal comme le lieu d’un crime. Lumen s’appelle en réalité Lumen Ann. Les deux prénoms prononcés rapidement ressemblent au nom de la substance utilisée par le personnage principal. Rita incarnait le monde diurne. Elle n’était pas prête à accepter l’appartenance de son mari à la nuit. Lumen devient la compagne de Dexter et lui demande de l’aider à éliminer ceux qui lui ont fait du mal : elle agit comme le luminol et brise la frontière entre sphères diurne et nocturne.
La remise en cause de cette frontière bouleverse le système de la série. Jusqu’ici, la compartimentation était la règle d’or pour Dexter. Il faisait tout pour maintenir Rita à l’écart du danger que représentait sa vie cachée. Dans la saison 5, il découvre les joies de l’hybridation. Vie de couple et vie criminelle, mondes diurne et nocturne, ne cessent de se télescoper au fil de sa collaboration avec Lumen. La saison pourrait s’appeler « De l’assassinat considéré comme une activité de couple », car l’hybridation produit des scènes étranges dans lesquelles les codes des deux sphères se mêlent. Dexter demande à sa partenaire de faire les courses pour se procurer les outils nécessaires au prochain meurtre et lorsqu’un assassinat se passe mal, il dégénère en scène de ménage. La contamination entre les sphères s’amplifie jusqu’à une séquence magnifique où Lumen choisit la tenue qu’elle portera pour un meurtre, sous le regard émerveillé de Dexter.
La suppression des limites entre les sphères est cependant trompeuse. Dexter affronte un nouvel adversaire, Jordan Chase, chef de la bande de criminels qui ont torturé Lumen, gourou évoquant celui qu’incarne Tom Cruise dans Magnolia. Chase joue un jeu pervers avec le personnage principal et sa partenaire. Il enseigne à Dexter le concept platonicien d’âme sœur, poussant ce dernier à considérer Lumen comme sa moitié, à s’imaginer qu’il est amoureux d’elle. Ce désir télécommandé contamine la jeune femme. Juste avant de mourir sous la lame de Lumen, Chase se moque de l’amour que Dexter et sa partenaire croient éprouver l’un pour l’autre. Il compare le couple aux membres de la secte qu’il dirige, aussi pathétiques que les idiots qui lui obéissent au doigt et à l’œil car ils croient sincèrement aux clichés les plus éculés. Il finit par prédire la mort de leur relation : il ne se trompe pas, puisqu’à la fin de l’épisode 12, Lumen quitte Dexter. Sa vengeance accomplie, son désir de meurtre(s) assouvi, elle ne peut plus envisager de passer sa vie aux côtés d’un tueur. Au moment où le personnage féminin annonce sa décision, Dexter se regarde dans une assiette et la brise violemment. Le geste annonce la fin de l’unité entre vie de couple et vie criminelle. De nouveau, l’existence de Dexter sera marquée par la compartimentation et le morcellement.
La dernière saison de Dexter multiplie les références à l’univers des contes de fées, en particulier l’épisode 4 intitulé « La belle et la bête ». La saison ressemble à un conte, une parenthèse enchantée où vie de couple et vie criminelle se mêlent harmonieusement. Dexter est comme un enfant trop crédule ; il a tellement voulu croire à l’histoire racontée par Chase qu’il ne peut supporter que le charme soit rompu.
Si l’on peut reprocher à la cinquième saison d’être narrativement moins complexe que la précédente, son grand mérite est d’expliciter le lien profond qui unit le personnage principal au motif de la fragmentation. Tout en faisant croire à une possible unité entre les différentes facettes de la vie du personnage, la saison révèle que seul le montage permet de comprendre la personnalité de Dexter. Les trois policiers lancés à la poursuite du couple de tueurs utilisent tous un procédé d’assemblage d’images. La sœur de Dexter, Debra, visionne des DVDs enregistrés par la bande de Chase, et c’est en mettant en parallèle différents plans qu’elle comprend que l’une des victimes du clan se venge de ses agresseurs avec l’aide d’un complice. Quinn pense que Dexter est lié à la disparition d’Arthur Mitchell (le méchant de la saison 4) et accorde de plus en plus de crédit à son hypothèse grâce à un montage de portraits robots. Enfin, Liddy prend des photos en rafale de Dexter et Lumen, et c’est en les montant qu’il découvre le hobby du couple. Liddy est le seul des trois policiers qui réussit à remonter jusqu’à Dexter. Il place des caméras dans l’appartement de ce dernier, devenant ainsi un double des spectateurs de la série. Mais c’est un double qui prendrait la saison en cours, et qui se ferait une image hâtive du personnage principal, car au lieu de saisir la complexité du héros tueur, il croit trouver en lui un amoureux transi cherchant à venger l’honneur de sa compagne.
Dexter ne peut être décrit par ce genre de cliché. Tueur-tuant-des-tueurs, psychopathe sentimental, il est un être profondément paradoxal, une énigme pour le spectateur et pour lui-même. Au cours d’un épisode d’une saison précédente, il ne trouvait pas les mots pour se définir. Si seul un procédé de montage permet de comprendre les différents visages du héros, le spectateur ne doit pas reproduire l’erreur de Liddy, se contenter d’une image fixe. Il faut que l’assemblage reste ouvert, continu, qu’il intègre les nouvelles informations apportées par chaque épisode, même si elles se contredisent. En cela, Dexter est un pur personnage de série. Seul un format qui s’étend sur plusieurs saisons peut offrir au spectateur le temps nécessaire à l’exploration des mystères de la personnalité du tueur.
La dernière séquence de l’épisode 12 se déroule pendant la fête d’anniversaire organisée pour le fils de Dexter sur l’une des plages de Miami. Alors que tous ses proches sont en couple, le personnage central est seul, deux fois seul, puisqu’après Rita, il a perdu Lumen. Le passage révèle la profonde mélancolie du personnage, qui comprend qu’il est doublement un tueur « en série ». Son destin de meurtrier est uni à celui du format qui raconte son histoire. Si chaque saison offre l’occasion d’ajouter de nouveaux éléments au portrait de ce curieux psychopathe, la série doit avoir une fin, qui signifiera la fixation définitive du personnage. Sans doute Dexter se demande-t-il s’il parviendra à faire apparaître la complexité de sa psyché, ou si son portrait restera à jamais incomplet. La série ne se prolongera vraisemblablement pas au-delà d’une sixième ou d’une septième saison. Dexter aura bientôt sa réponse.