Cannes, 20 Mai 2009
Le Ruban blanc passe ce soir dans la salle Bazin. Je n’aime pas Haneke, mais je suis curieux de voir son dernier. J’attends de voir les qualités de sa mise en scène enfin libres. Libres des mauvaises idées, des procès idiots (ainsi celui qui nourrit le remake pénible de Funny Games : toi, le spectateur, regarde où ta mauvaise jouissance nous mène (Hitchcock ou De Palma savent se servir de cette question, parce qu’ils savent convertir la jouissance primaire en jouissance supérieure, ils savent qu’il faut vouloir faire davantage et surtout autre chose que punir pour faire du cinéma avec cette question là), des semi-bonnes idées (la vérité à demi-enfouie de Caché, la pianiste à demi folle...). Mise en scène libre de circuler comme dans Code Inconnu, et pourtant précise, inexorable. J’aimerais voir ça.
Cannes 21 mai
Enfin vu. C’est son meilleur film. Pour l’instant, je me limiterai à écrire quelque chose de sobre et j’y reviendrai plus longuement lors de la sortie en salle. Un élément positif : Haneke est allé au bout de son obsession, le mal absolu, la méchanceté fondamentale de l’âme. Pour une fois, il va droit à la chose. Et pourtant… au fond c’est un film qui n’explique rien, ne montre rien. Même thème que L’Antichrist de Lars von Trier, et même radicalité. Autant je me méfie du discours anti-moderne de Lars, franchement démenti par sa recherche formelle, poussée jusqu’à produire un opéra paradoxal, burlesque, autant je suis séduit par la rigueur du Ruban blanc. Ceci dit, dans Le Ruban, la relation entre les éléments formels – l’image candide en noir et blanc aussi bien que la candeur du narrateur – et l’idée pour ainsi dire philosophique du mal absolu, est tout aussi abstraite, dans sa perfection, que l’asymétrie entre forme et contenu qui caractérise l’Antichrist. Il faudrait se méfier de l’un pas moins que de l’autre. Too much philo tue das Kino ?
13 octobre 2009
Le film sera dans une semaine dans les salles à Paris. Depuis plusieurs jours, j’essaie d’écrire un texte qui soit à la fois simple et exhaustif. Le film est beau, intrigant, plein de qualités. Je n’aurais pas de mal à bâcler un texte élogieux, avec quelques remarques ici et là afin de moduler le jugement. Aucun intérêt. Aucune envie. Je continue à ne pas aimer Haneke. La seule raison d’aimer ou de ne pas aimer ce film, c’est de regarder en face ce qui l’anime. Il faut pour cela revenir en arrière, traquer la piste qui mène à l’origine du film. C’est une longue histoire, pleine de trous et de raccourcis. Difficile de faire simple ; il faudrait que le texte soit alors à l’image du film. Film double. D’un côté un narrateur qui avoue d’emblée qu’il ne sait pas tout. Qui raconte des choses dont le plus souvent il n’a été que le témoin indirect. Et de l’autre, une image qui voit beaucoup de choses, et jamais l’essentiel. Parce qu’elle n’en sait pas plus que le narrateur. On a vu les criminels, parce qu’ils sont mêlés aux innocents (comme dit le Baron dans l’église : l’auteur du mal est parmi nous). Par contre, nous ne sommes jamais à côté des bourreaux lorsque les violences sont perpétrées. Ce qui représente une grosse différence par rapport aux autres Haneke. Par rapport à Funny Games notamment.
14 octobre 2009
Je relis la note du 13 octobre. Je ne vois toujours pas par où commencer le texte, ni quelle place donner au propos philosophique (pessimiste) du film. Pour une fois, un texte purement phénoménologique fera l’affaire, peut-être. Ce serait tenter un texte à l’image du film. Et mettre de côté la question du regard du mal, ou bien du fait que le mal n’a pas de regard, ce qui pourtant apparaît, à chaque fois que j’y pense, plus central.
Je commence à lire les critiques. Celles des magazines n’ont strictement aucun intérêt. Cela n’aide pas. On ne peut compter sur rien, s’appuyer sur rien, il faut tout dire. Curieusement, dans les blogs il y a de belles choses. Surtout de bonnes questions. Beaucoup de monde s’interroge sur le sens de la scène finale. À raison. La guerre, annoncée avec l’attentat de Sarajevo, éclate. Le village tout entier se réunit dans l’église. La scène est filmée en cadre fixe, face aux rangées. Les habitants prennent place lentement, tandis que le narrateur termine, off, son récit. Le dernier à prendre place est le pasteur ; contre toute attente, il n’avance pas vers l’autel mais s’assoit parmi les fidèles. Ce plan est à l’image du film : volontairement, programmatiquement irrésolu. Toujours est-il que cette scène contient une énigme de plus que le reste. L’énigme ici est frontale, regardée droit dans les yeux.
Comme toute énigme, le mystère fait un avec une évidence. Rien de plus difficile à voir que ce qui est manifeste. Il faut des enfants pour cela. D’ailleurs, que je sache, personne ne l’a remarqué : cette scène conclusive transforme les habitants de ce village écarté, dominé par un mode de production pré-capitaliste et organisé autour d’une éthique conséquente à son économie féodale, en un autre peuple. Sous nos yeux, la communauté des fidèles devient un public de cinéma. Un peuple moderne assis dans une salle, dans l’attente que la séance commence. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Ce n’est pas la bonne question. Tout le film porte vers cette salle de cinéma, l’invente. Mais le sujet du film n’est pas dans ce résultat. Il est dans son devenir. Le Ruban blanc est une histoire pré-cinématographique. Dit autrement, un film fondateur (du cinéma). La fondation, en philosophie – notamment chez les Allemands – est plus précieuse et plus fragile que la chose. Cela pourrait se résumer ainsi : Le Ruban blanc met en scène l’arrivée soudaine d’une vague de violence irrationnelle dans un paisible village du Nord protestant de l’Allemagne. Ce mal reste innommable, invisible, indicible. Le récit se termine par un constat d’échec. Le coupable des crimes n’est pas exposé. La guerre arrive. Tout le village s’assoit devant l’écran. Il regarde alors ce qui ne se laisse pas regarder. Pas le Christ et son hôtel, mais son contraire, celui qui n’a pas d’image précise, l’indéterminé. Le mal. Or, il se trouve que ce mal est cet écran.
15 Octobre
Quelque chose fait sens dans tout cela, mais c’est encore confus. Une solution possible : revenir aux précédents films d’Haneke. Tout remettre dans un propos plus large des rapports entre image et histoire.
Il faudrait répéter deux ou trois choses bien connues : 1. Que la question du mal est au centre de la culture allemande. 2. Que le mal absolu est le grand refoulé de l’Allemagne de l’après guerre (ou d’Adenauer, comme disait Daney). 3. Que le cinéma a d’abord manifesté cet oubli. 4. Que le cinéma (enfin, Fassbinder) a par la suite eu la force dénoncer l’oubli de cet oubli. Haneke est un maillon de cette longue histoire de refoulement, de deuil impossible, raté… son cinéma marque un point numéro 5 : le mal peut revenir à tout moment (Funny Games) ; et un numéro 6 : le mal n’a pas vraiment de patrie (le remake américain de Funny Games, et Caché).
Puis, si le lecteur ne s’est pas endormi, il faudrait rendre compte de quelque chose de moins évident. Chez Haneke, on arrête de chercher l’origine du mal (l’Allemagne ? La tête de l’Allemagne ? Ou bien son ventre ?). Ce qu’on voit du mal dans ses films n’est que représentation extérieure du mal. Trouver alors une manière pour faire entendre la différence entre le mal comme phénomène ponctuel et le mal absolu, nouménal.
Funny games montrait une réalité enregistrée sur une VHS que les maîtres du jeu contrôlaient de l’intérieur avec une télécommande. Ils pouvaient faire avancer, stopper ou revenir en arrière le récit à leur gré. Dans Caché, la menace venait de la vidéo, délivrée sous forme de cassettes. Les cassettes, cet objet trivial et ordinaire, représentent la solution trouvé par Haneke à la question : comment représenter le mal absolu ? La cassette est quelque chose de mystérieux, universel, global, anonyme qui cache sa bande secrète dans une boite noire. Quand le héros de Caché reçoit chez lui des cassettes, elle peuvent venir de partout. C’est à travers la médiation de l’intimité domestique, du décors du salon, de la taille du téléviseur et de tout un tas de détails qui n’appartiennent pas à la cassette que ce mal absolu se détermine en quelque chose de visible, et donc de relatif. C’est pourquoi la cassette, objet accessible et par cela même insondable, est candidate au titre de représentant du mal qui surgit soudainement dans nos vies.
16 Octobre
La note du 15 est bien longue. Mais ce qui s’y dit est nécessaire. Reste à voir comment l’intégrer dans un texte critique. Idéalement au début. Mais est-ce que le lecteur va supporter ce périple dont on voit mal le but ?
17 Octobre
Toujours pas de réponse claire à la question. Revenir à quelque chose de plus modeste. Le texte pourrait porter seulement sur le ruban en tant qu’objet. Il s’agirait alors de trouver dans le film le sens caché de ce fameux ruban. Il est évident que ce ruban est le cinéma, la pellicule. Et que la grande différence entre les films précédents d’Haneke et celui-ci s’explique seulement par ce passage de métaphore, de la cassette à la pellicule. Sinon, comment expliquer, autrement que par des notations extérieures, la véritable nouveauté du film ?
Haneke ne change pas pour autant de paradigme. Il trouve juste une nouvelle ruse pour montrer ce qui ne se montre pas : le mal absolu. Il y a juste un glissement dans la métaphore. Rien de moins évident pour le lecteur. D’autant plus que si d’une part la métaphore de la cassette est assez évidente dans les autres films, la transformation du ruban en un bout de pellicule ne l’est pas. Encore, il faut voir ce que cette nouvelle métaphore apporte dans les rapports entre mal absolu et mal déterminé, entre la diversité des crimes ponctuels, précis, définitifs, et le principe qui s’y exprime et s’y épanouit.
21 octobre
Le film sort aujourd’hui. Toujours pas de texte. Il faut recommencer tout à zéro. Repartir de cet objet simple, le ruban, qui hante le film. On fait sa connaissance relativement tôt. La scène arrive durant la première demi-heure. Un soir, les deux ainés du pasteur, un garçon et une fille, rentrent tard à la maison. Ils sont désolés. Cela ne suffit pas. Le père leur explique calmement et fermement qu’ils ont perdu sa confiance. Il va devoir les punir, ce qui sera davantage pénible pour sa conscience que pour leur corps.
Cela fait penser à Kant, à ce qu’il disait à propos de la morale de son père et plus en générale à son idée de la punition du crime : un devoir (pénible) que la société (la famille en l’occurrence) doit avant tout au criminel. À son salut. Les deux serons battus le lendemain. Mais la véritable correction s’applique par un autre biais. Quand ils étaient petits, la mère avait lié un ruban blanc dans leur cheveux. Contrairement à ce que l’on peut croire, la blancheur du tissus n’est pas un signe de leur pureté. Plutôt l’inverse, un signe positif collé sur la peau d’enfants pas encore accoutumés à la morale des adultes. C’est dire que tout être humain est par nature mauvais. Et qu’il a besoin d’un exorcisme, d’une croix posée sur son corps afin d’obliger le malin à décamper. Ce ruban, note tristement le pasteur, leur a été enlevé trop tôt. Il sera remis à sa place jusqu’à ce qu’ils aurons appris à muscler leur surmoi (il ne dit pas ça, mais c’est l’idée).
Cela peut surprendre qu’un objet aussi doux, candide, aussi beau qu’un ruban blanc puisse servir à contraindre un jeune esprit au rigorisme moral de l’éthique protestante. C’est parce qu’on le considère seulement comme un objet. Le film arrive bien à mettre le spectateur à la place de ces deux enfants, et notamment du jeune garçon, pour qui ce bout d’étoffe représente un idéal morale inaccessible et, par contraste, le signe de son impureté.
C’est facile, mais pas faux, de dire que le film est comme ce ruban. Il est fait de la même matière et ce comporte en conséquence. C’est une image douce, candide, enfantine appliqué sur une matière violente, sale, sévère. Le ruban fonctionne comme un dispositif révélateur (presque au sens photographique du terme) qui, attaché au bras gauche du garçon, ne tarde pas à mettre en évidence les vices de tout le village. Citer les principaux. Le docteur, première victime du film, cache sous sa barbe de bonhomme un père violeur et un époux violent. Le pasteur est aussi à son tour victime et bourreau, un sale type. Sa fille transperce son canari avec une paire de ciseaux de manière à ce qu’une des lames, pénétrant par la tête et traversant entièrement le petit corps, forme, avec l’autre, ouverte de façon perpendiculaire à la première, une croix.
L’impression, tout à fait extérieure, est celle d’un film confus. Il y a certes un récit principal. Mais le narrateur zigzague entre la chronique des étranges épisodes de violence qui hantent la vie du village et le souvenir de son aventure amoureuse avec la nourrice entrée au service du baron. Sur quoi on peut répondre deux choses. La première est que le profil du héros du Ruban blanc n’est point celle d’un Sherlock Holmes. Nous le rencontrons deux fois. D’emblée en tant que narrateur, désormais vieux, qui raconte ses souvenir en voix off. Et vers la cinquième minute, jeune instituteur, en train de pécher deux poissons pour son père. Dans les deux cas Haneke nous le présente comme un être diminué. Un narrateur qui n’a pas tout vu et encore moins tout compris. Un jeune homme mafflu, certes bon, mais timide et maladroit, avec quelque chose de moderne, de vaguement petit bourgeois, qui le distingue et moralement et physiquement du reste du village. Cet homme est de toute évidence le seul pôle positif du film. Et sa relation avec Eva, la jeune nourrice, ce qu’il y a de plus pur. Pourtant, dans une scène où il tente de s’écarter de la route principale avec sa future femme, Haneke installe aussi un doute sur sa moralité (deuxième point donc : suivant la passion de l’instituteur pour la nourrice on ne s’écarte pas vraiment de l’affaire principal). La scène n’est qu’à moitié réussie. Sinon que par son humour, qui allège partiellement sa lourdeur. S’y remarque la tendance d’Haneke à montrer que l’homme, tout homme, est fondamentalement corrompu par ses désirs. Et pour une autre raison, plus directement liée à la structure du film. Cette scène, s’achève de manière irrésolue. L’impression est que l’instituteur n’a pas cédé à son instinct violeur, il promet de faire demi-tour avec le char, Eva le remercie par un chaste baiser. Le récit s’arrête là, rien ne nous dit que l’instituteur tiendra sa promesse. Et celui qui pourrait nous en dire davantage, le narrateur, est ce même instituteur. S’il a violé Eva, nous le dirait-il ?
25 Octobre
J’ai suivi, presque à la manière de la phénoménologie, la trace du Ruban. Elle mène à un impasse ou alors je ne la trouve pas assez stimulante pour continuer. La piste mène tout droit vers ce que je n’aime pas au fond chez Haneke. La continuité entre les pulsions des personnages et celles des spectateurs. On est tous pareils, on est tous des violeurs.
Par cet approche, je n’arrive pas à loger une idée qui me tient à cœur. Une des premières que j’ai eu sur le film. Que Le Ruban soit le premier film où Haneke filme l’origine du mal. Jadis, je pense surtout à Caché, où l’origine du mal, logé dans l’enfance du héros, était un souvenir presque totalement effacé, oublié, perdu. Dans Le Ruban blanc on renverse la structure. Le présent du narrateur est un point non défini dans l’histoire dont on ne saura rien, tandis que le film va pour une fois filmer cette enfance. Ce renversement me semble extrêmement positif à deux égards. En premier lieu, c’est aller à l’origine des choses. Cette fois-ci Haneke ne peut pas cacher son jeu. Il doit montrer, sinon le visage du mal, au moins le contexte social et humain dans lequel il surgit. D’où, second lieu, un film précis, dru, intéressant. D’où l’envie d’en parler d’un point de vue matérialiste. Pas ce soir. Demain.
26 Octobre
Trouvé enfin l’envie de revoir le film. Que je n’avais pas revu depuis Cannes. Avant de prendre des notes pour une interprétation matérialiste du film, un deuxième visionnage s’imposait. Le film m’a paru plus beau. Pour une fois, l’adjectif éblouissant ne serait pas abusif. En revanche, je suis moins sûr de ma théorie. Encore, il faut que je l’expose.
Haneke décrit de manière chirurgicale structure et superstructure du village. Côté structure. Le baron, la propriété foncière qui possède tout. Les contremaitres, juste au dessous du patron. Et les serfs, deux catégories : les pauvres paysans dont le labour assure au mieux la survie. Et les employés du baron (la nourrice, l’instituteur…) dont les existences sont tout aussi précaires que celles des paysans, à cette exception près que leur vie n’est pas liés aux caprices de la nature mais à ceux de la baronesse. Côté superstructure. Le voile de la culture protestante enrobe toutes les différences de classe. C’est dans le contraste entre la blancheur éblouissante de l’idéologie à l’intérieur de laquelle on est tous égaux et les maintes degrés de gris des échelles sociales qui se produit le conflit dont parle le film.
Mais pourquoi les enfants plutôt que les adultes seraient à l’origine de la révolte ? Une réponse est possible. Chez les enfants l’injustice sociale ne peut pas se justifier autrement que par une condamnation de classe. Dès lors, à leur yeux, la morale protestante apparait encore plus hypocrite et mensongère. Cela semble une bonne réponse. Elle a le mérite d’être claire. Il se trouve que, par rapport au film, il s’agit d’un fausse piste.
Il y a en effet dans Le Ruban des moments de pure lutte de classe. L’épisode où un jeune homme (et pas un enfant), fils d’une paysanne morte pendant le travail, se venge contre le Baron décapitant les choux du domaine à coups de faux. Cette violence est montrée. On voit le crime et son auteur. Manière de signaler qu’il s’agit là d’une violence historique, rationnelle, ordinaire, d’une autre nature que celle qui hante le village. Et d’ailleurs, tout est dit explicitement. Le jeune homme est soupçonné en un premier temps d’avoir torturé le fils du Baron. Ce sera le Baron même à l’acquitter s’adressant à tout le village et à nous qui regardons. Manière de souligner pour ceux qui (comme moi) n’avaient pas compris : attention, fausse piste, ce n’est pas de lutte de classes que le film parle. Mais d’une autre violence, d’une violence d’un autre type. Au premier visionnage ce message, pourtant clair, m’avait complètement échappé.
28 Octobre
Il faut absolument boucler, écrire. La fausse piste m’a donné du courage. Éliminer les fausses hypothèses aide à arriver au cœur de l’affaire. Quand l’écriture ne va pas de soi, il ne reste que travailler d’expérience et de méthode.
La bonne méthode pour écrire un texte. Prendre une feuille A4 et la plier en deux parties. Noter sur la colonne de droite toutes les informations concernant le film. Et sur celle de gauche toutes les idées sur le film. Après, procéder à un premier tri. Le type de film et le type d’article, indiquent d’abord quelles informations doivent impérativement être dans le texte. Le Ruban blanc est la palme d’or 2009. C’est important si j’écris un court texte pour un magazine italien, mais ce n’est pas une information prioritaire dans un texte pour Independencia. Il s’agit d’un film en noir et blanc. C’est une information à la fois banale et capitale. La preuve, elle invite immédiatement à concevoir une idée sur le film. Si dans la colonne de droite on n’a rien noté qui fasse couple avec noir et blanc, on peut simplement poser la question : pourquoi noir et blanc ? Pourquoi cette qualité précise de noir et blanc ? Ensuite, passer à l’exercice inverse. Considérer les idées sur le film et vérifier quelles informations peuvent les soutenir. C’est chercher dans sa boite à outil quel tournevis convient à telle vis. Il se peut qu’une information qu’on avait rayé de la liste résulte utile pour expliquer une idée. On peut alors la récupérer. Avançant de cette manière, on arrive à un schéma de ce qui sera ou pas dans notre texte. Toujours est-il que l’article ressemblera à une dissertation de classe prépa si on se limite à enchainer une info et une idée. Manque encore l’élément critique, le jugement. Le critiques ont tout un tas des catégories plus ou moins bidons pour se tirer de ce problème. Cela donne des textes académiques ou ricaneur, selon si le film est défendu ou attaqué, dans les deux cas en résulte un article plutôt nul, répondant au principe, lui aussi bidon : il faut mettre le nez dans le film, qui consiste pratiquement à reprendre le schéma du film et à évaluer les uns après les autres les choix de mise en scène, la direction du récit, la bravoure des comédiens... Il se trouve que la plupart des critiques aujourd’hui réputés ne vont pas au delà de cette formule, qui tout en ayant l’apparence d’un effort et d’une expertise critique, est simplement un piètre exemple d’exercice littéraire.
Un grand texte, ni plus ni moins qu’un grand film, est l’exposition d’une idée. Une et une seule. D’une manière générale, les grands comme Bazin, Daney ou Douchet trouvent cette idée fondamentale assez vite. Outre à leur capacité d’analyse, ils peuvent conter sur une vision politique de la question de l’image. Si un livre de réflexions sur la critique comme La Rampe a pu être écrit, c’est justement parce qu’il rend hommage à cette arme fondamentale de la critique, actuellement tenu pour ringarde : le point de vue. Nos jours, avoir une politique sur l’image est suspect. Et les critiques ont pour la plupart abdiqué cette fonction essentielle qui est de décrypter l’idéologie dont un film est le précipité. Et par là ils ont perdu cette chance qui leur est offerte de raconter à travers le cinéma le monde dans lequel ils vivent.
Le lecteur sera sans doute curieux de savoir si, arrivé au bout des mes cogitations sur Le Ruban blanc, et après cette parenthèse polémique, je suis enfin à mesure de lui offrir un texte. La réponse est non. Autrement, je n’aurais pas eu à publier ces notes dont l’esprit contredit toutes les règles de simplicité que je viens d’exposer. J’ai évidemment une idée. Mais contre tous mes efforts, elle ne fait pas un texte, je ne peux la livrer que sous forme de note pour quelque chose à venir.
Je me suis assez fait l’avocat du diable. L’idée est la suivante. Je l’ai touchée puis perdue entre le 17 et le 25 octobre quand j’écrivais que le ruban est le cinéma. Et que le ruban blanc (le tissus) est comme Le Ruban blanc (le film). Ensuite, je me suis perdu. M’a manqué la force de tenter une dernière schématisation, de passer de la comparaison, à savoir de « le ruban est comme Le Ruban », à la métaphore : Le ruban est le film.
Si on a le culot d’affirmer que ce morceaux d’étoffe est un bout de pellicule, tout devient clair. Que le cinéma pour Haneke, en tant que règne du visible, est cet idéal éblouissant qui, appliqué sur le réel, révèle l’essence maligne de ce dernier. C’est une nouvelle métaphore, qui ne change pas la donne. Mais qui par rapport à la cassette est bien plus puissante. La métaphore de la cassette représentait un écart fort entre l’invisible et le visible. Et produisait un cinéma où le mal absolu est loin, caché, insondable. Et le mal déterminé est excessivement abstrait. Le Ruban au contraire lie, fait le lien entre l’invisible et le visible, l’invariant et le déterminé. Non plus caché, mais attaché à la chose. Il est donc co-responsable de ce qui arrive. Tout comme un observateur (le narrateur en l’occurrence) modifie la réalité qu’il observe. Le Ruban/ruban fait sentir sa présence dans le monde. Gentiment accroché à l’agent du mal, il accompagne l’enfant, de telle sorte qu’il n’y ait plus qu’à le laisser paraître, tel qu’en lui-même. Plus besoin d’écraser l’image d’un discours sur l’origine des maux. Même l’hypothèse généalogique risquée par le narrateur, qui nous disait au début qu’il nous raconte tout cela parce que cela éclaire peut-être l’Histoire, pâlit sous la lumière qu’attrape le ruban. Ces discours, qui ont souvent encombré le cinéma de Haneke, sont renvoyés à leur vacuité par le déroulement du nouveau dispositif. La marque du mal n’est plus un discours. Elle se confond avec l’enregistrement même. Le cinéma révèle le mal, parce que celui-ci en est la lumière même.
merci à Arnaud Macé