Ne le prenez pas mal, mademoiselle, mais vous êtes banale. Vous avez un âge incertain, entre treize et vingt ans. Visage de dame et corps d’enfant, à moins que ce ne soit l’inverse ? Prénom marrant – Buffie est pris : disons Sookie ? Mèches blondes, racines noires. Et l’accent. Il faut dire que c’est quelque chose, l’accent, de très prégnant, presque une idée du monde. Rien que pour l’éventail d’accents qu’elles font entendre, les séries produites par HBO valent le détour.
Vous vivez dans un trou de Louisiane, chez une vieille parente, avec un frère idiot qui ne pense qu’à baiser – oui, à vos âges on consomme le sexe cru, quoiqu’on ait encore un cœur d’artichaut. Vous faites serveuse dans un boui-boui typique du coin, et l’amour vous fait peur. Certes, vous avez votre petit superpouvoir, depuis un stage chez les X-Men. Mais reconnaissez que c’est une plaie, d’entendre les pensées des gens. Aussi prévisibles que le bavardage des clients où se noie la collègue captive du bar, et plus stridentes encore.
Ne désespérez pas, mademoiselle. Avec la complicité de Charlaine Harris, romancière de serial, Alan Ball vous fait don d’un destin. Mais si, rappelez-vous, l’original auteur d’American Beauty et de Six Feet Under. Vous savez qu’il a jeté son dévolu sur les originaux, justement, les gentils freaks. Pas les rebelles, ni les marginaux – non. Les croque-morts gays cathos, les pères de famille stones. La jeune folle de son corps et sa coloc hypercoincée. Bref, l’excentricité dans les limites des relations de bon voisinage.
Pour commencer, je vous promets une incursion dans le Sodome du Bayou, un arrière-monde où se croisent les victimes vaudoues et les saigneurs vikings. Vous y rencontrerez un homme étrange, il y aura échange de sang. N’ayez pas peur : je vois aussi que vous aurez raison de ses usages barbares, que vous saurez le mettre sur le droit chemin, qui mène de l’hôtel des amants à l’autel des époux. Ne cherchez pas plus loin ; la métaphore filée de la ségrégation raciale et sexuelle, pour ce beau vampire qui, à peine sorti du placard, rêve de mariage mixte et d’intégration, ne vous mènera nulle part. Mais au moins l’impasse ne sera pas faite sur l’érotique du sang, donc de la cruauté.
Cette première saison tire sa cohérence d’un sujet sous-jaçang, aussi banal que vous, mais déguisé genre Halloween : la maturation amoureuse d’une jeune travailleuse. Si Alan Ball s’est souvenu de Paul Morrisey et du Martin de George Romero, il vise un public pubère, pas pudibond mais sage, et ses audaces ne mordent jamais sur le cercle de craie d’un humanisme aussi consensuel qu’abstrait. Il fait, comme à son habitude, l’éloge de la différence au prix de l’altérité : les monstres que vous craignez sont des gens comme vous et moi, ils veulent aussi fonder famille et pourvoir honnêtement aux besoins du foyer.
Vos acolytes du bar nous retiennent jusqu’à la saison deux. Le cuistot dealer gigolo, la copine peste qui joue les extras, le vétéran planant sont de bonne compagnie. Alors le scénario se scinde. On nous propose une autre identité au choix : la jolie vierge précocement vampirisée qui cicatrise trop vite, ou bien son prince charmant le gros garçon à sa maman, qui doit redéflorer sa fiancée chaque soir. Là, ça sent l’angoissang des règles, de l’hymen déchiré, le puissang du tissu caverneux, le salissang.
Deuxième histoire : tandis que Sookie assiste un vampire christique dans son suicide, on suit le frère chez les « Enfants de la Lumière », ce qui nous vaut une satire hilarante des sectes américaines, de leur fascisme mercantile.
Le malaise naît avec la troisième et principale histoire, dont les protagonistes ne sont plus vampires, mais shifters – homnimaux par intermittence – ou pékins fascinés par la prêtresse d’une seconde secte, symétrique à l’extrême gauche de la première. Le sortilège de la métensomatose est gâché. Tiens, le patron de bar au regard d’épagneul se transforme en chien. Dommage, il est bien mieux quand il traverse l’image en mouche. Tiens, la serveuse aux grands yeux et aux membres filiformes de biche se transforme en biche. À quoi bon l’animalité, si elle ne fait que souligner un caractère ? À quoi bon devenir quadrupède, si c’est pour prendre un bain de minuit ?
Surtout, le fantasme d’une religion partouzarde sert d’argument dans un procès convenu, un procès en bestialité. Si la secte de droite adorait le soleil, celle de gauche appelle Dionysos. Sa maîtresse est une Ménade autosuggérée qui pousse d’abord à la consommation toxique et sexuelle, puis au crime et au cannibalisme. Fallait-il déranger un dieu aussi considérable, dès longtemps mis en pièces par ses fidèles, pour nous seriner qu’il convient de surveiller nos pulsions et de modérer notre ivresse de peur qu’elles ne fassent du tort à autrui ?
J’ai été long pour être moins injuste. Et il y a, jusqu’au bout, des scènes fortes et de beaux effets, comme les yeux au blanc noir des possédés. Mais ils ne font pas avaler cette caricature de paganisme. Quant à la fin (chut !), on peut craindre que la série ne se relève pas de sa chute dans le Grand N’importe Quoi.