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Pater  de Alain Cavalier

Sans un pli

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Le statut d’Alain Cavalier est unique. Dans les années 1960, il réalise deux films politiques qui sont autant d’échecs commerciaux. Il passe alors aux comédies et aux drames bourgeois. Dix ans plus tard, il vire vers une forme nouvelle, impliquant des équipes réduites et des fictions menées sur un mode narratif proche du cinéma du réel. Therèse, son film le plus célèbre, présenté à Cannes en 1987, gagne sur les deux tableaux. Il est accueilli comme l’objet expérimental d’un auteur traditionnel. Depuis, Cavalier ne cesse de radicaliser son dispositif, notamment à partir de l’introduction de la DV dont il est parmi les premiers cinéastes à étudier et à exploiter les potentialités. Son public le suit dans ce déplacement vers un cinéma où cinéaste et caméra, comme l’électron et le noyau d’un atome, semblent en toute autonomie pouvoir récréer à une autre échelle la liberté et la puissance d’un studio hollywoodien. Ce cinéma là, a priori, nous plaît. C’est la monadologie de Rousseau, de Costa, de Creton, et de plein d’autres. Pourquoi pas de Cavalier ?

La première objection consiste à noter une spécificité de Cavalier : extrêmement structuré, tissé d’un bout à l’autre avec une grande précision, son cinéma est beaucoup plus proche de celui de Kubrick que de celui de Costa. Cette « précision » était la base de l’éloge passionnel de Therèse que fit Marc Chevrie en 1987 mais aussi de la critique, froide et féroce, de Jean Narboni vingt-cinq ans plus tôt, à propos de L’Insoumis – tous deux dans les Cahiers. Les deux avaient raison. Et c’est sans doute la sensibilité sur la question de la maîtrise qui avait changé entre temps et qui justifie le virage critique. Narboni notait aussi une chose devenue depuis évidente. La machine Cavalier, sa prise d’otage, s’appuie sur la sincérité. Cela est peut-être plus évident à quiconque se retrouve dans la position d’écrire. Le cinéma qui s’enrobe dans le voile de la prudence et de la sincérité n’est pas inattaquable. La preuve. Mais il tend un piège sournois à celui qui s’y avance : d’écrire un texte qui ressemblerait lui aussi à un théorème, dont le but serait de montrer que le film en question est en vérité insincère, et le procédé de rabattre la structure du film (son scénario, sa mise en scène) sur le texte.

Cette question est secondaire. On peut l’esquiver en montrant que l’essence même d’un cinéma monadologique – où le réalisateur et sa caméra forment une espèce de studio atomique – est étrangère à l’idée de sincérité (et donc aussi à son contraire). Car, pour une monade, affirmer : « je suis sincère » ou « insincère » serait tout aussi absurde que de dire : « je suis fou » ou « sain d’esprit ». Une monade, en vérité, ne dit rien.

L’élément le plus intéressant de ce nouveau film est peut-être son titre. Pater, le père, est le premier mot de la prière de Jésus. Prière qui est une manière d’invoquer un être humble tout en affirmant sa divinité. Cela décrit assez bien la moitié du monde inventé par Cavalier. Un monde où l’on respire le petit, le quotidien au plus simple degré. Pas le dîner, mais la bouffe. Pas le vin, mais la bouteille. Pas le rasage, mais les poils. Pas le panoramique, mais le gros plan. À Cannes, un ami m’a dit : « ce cinéma sent la cage d’escalier, la conciergerie, les poubelles ». C’est un peu fort, mais cela rend bien l’idée.

Ce monde petit constitue une base solide pour la fondation d’une ambition d’échelle inverse. Il abrite un cinéaste qui est aussi un Président de la République. Qui fait son petit grand travail. Dans l’action quotidienne de Cavalier, cinéaste en train d’interpréter le rôle de chef de l’État, tout exprime avec évidence que ces deux mondes, celui de la mise en scène et celui de la politique, fonctionnent selon la même logique de la maîtrise.

Que dire ? On ne peut que constater que oui, faire le casting d’un premier ministre et d’un acteur qui interprète le rôle du premier ministre revient au même. Lorsque Cavalier s’adresse à Vincent Lindon, il est à chaque moment les deux : un réalisateur qui conseille son acteur, un Président qui conseille son Premier ministre. À chaque fois, il explique le rôle de l’autre, il le dirige. On en revient donc aux questions de la maîtrise et de la sincérité qu’on avait pensé esquiver. On peut tout de même remarquer une chose. Qu’en tentant cette équivalence entre cinéma et politique, Cavalier ne choisit pas de faire appel à une belle idée du cinéma et de la politique, mais à ce que les deux ont de moins glorieux : il les isole et les réduit à des rapports de pouvoir – ce qui dans les deux cas représente au mieux leur emballage, nécessaire certes, mais dont on se libérerait volontiers.

Une scène l’exprime nettement à la dernière bobine. Cavalier et Lindon ont joué toutes leurs cartes. Leader et dauphin, ils ont collaboré à un rêve commun, un projet de loi pour la réduction de l’écart entre les salaires. Président et premier ministre, ils ont raté l’occasion d’atteindre ce but ambitieux. Candidats aux présidentielles au sein du même parti, ils se sont affrontés en campagne et ont perdu à la faveur d’un troisième candidat. Ils se retrouvent dès lors, et pour la première fois, sur un plan d’égalité politique. Et pour la première fois depuis que le film a commencé, l’enchantement risque de se rompre, car les rapports entre le réalisateur Cavalier et l’acteur Lindon ne correspondent plus à ceux entre le personnage du Président joué par Cavalier et celui du premier ministre joué par Lindon. C’est alors que Cavalier passe la caméra à Lindon et se laisse filmer par ce dernier. Cet échange de « pouvoir » semble tout dire. Il dit en effet tout, donc rien. Pour rester dans le cinéma, poser comme seule alternative de tenir une caméra ou de la céder n’est qu’un autre moyen de réaffirmer que le cinéma ne possède qu’une seule dimension, celle du contrôle. On voit là combien Pater appartient à une autre époque. Comment le cinéma de Cavalier, depuis L’Insoumis jusqu’à aujourd’hui, n’a au fond pas changé d’une virgule. Un cinéma de pure prévision, ou rien n’échappe à une logique préexistante. Où le dispositif scénario digère et transforme toute image à son image.

Certes, aucun cinéaste n’a pu se passer de la question du contrôle. Même Godard. Mais son travail montre aussi une chose, et c’est peut-être sa plus grande réussite : que le cinéma n’est pas que contrôle et montage. Il est aussi écoute. Et que c’est justement l’écoute qui le fait avancer et évoluer. Cette écoute manque terriblement chez Cavalier. Pas de cinéma moins musical que le sien ; intelligent, brillant même ; mais dominé par une manière arriérée de penser la possibilité d’un film.

Reste ce mot, « Pater », séduisant et mystérieux. Une véritable pierre sous la neige. Un mot fréquent ni dans le vocabulaire de la politique, ni dans celui du cinéma. Certes, les cinéastes et les présidents ont des pères et parfois aussi des fils. Même s’ils ont beaucoup de mal à les reconnaître. Dans le film (il faut hélas le préciser), Cavalier dit à Lindon être résolu à en faire son successeur lorsqu’il l’a entendu au restaurant évoquer son propre père, en conversant avec un serveur. Il s’agissait d’ailleurs d’une espèce de lapsus. Que la question du père soit compliquée et tordue, Cavalier le confirme dans un monologue devant le miroir : il affirme s’être réconcilié avec son père en vieillissant, mais quelque minutes plus tard il dit aussi avoir fait une opération de chirurgie esthétique pour éliminer un pli de la peau de son cou qui le lui rappelait.

Ces paradoxes ne produisent pas forcément du sens, mais des équivoques. Il en va ainsi de la matière politique du film, qui s’affiche à gauche (il y est question de réduire l’écart entre salaires) alors qu’elle est objectivement conservatrice. Elle touche, sans oser s’y confronter sincèrement, à la question qui anime, hante, ronge et fabrique le cinéma de qualité française : l’héritage.

par Eugenio Renzi
mercredi 22 juin 2011

Titre : Pater
Auteur : Alain Cavalier
Nation : France
Annee : 2011

Avec : Alain Cavalier, Vincent Lindon, Bernard Bureau.

Durée : 1h45
Sortie : 22 juin 2011

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