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66 mostra internazionale d’arte cinematografica

N comme Naples

Comencini et Ferrara

Nous avons vu jusqu’ici quelques bons, très bons films à Venise. Mais je n’étais pas encore rentré d’une journée de projections avec un sentiment comparable à celui d’aujourd’hui, 8 septembre. Un enthousiasme, une excitation qui cherchent à se dire dans toutes les conversations, avec chaque personne croisée. Deux films en sont la cause : Lo spazio bianco, de Francesca Comencini, et Napoli Napoli Napoli, de Abel Ferrara. Trois fois Naples en un titre, c’est au moins ce qu’il faut d’insistance pour dire ce qui rassemble deux films lointains.

Napoli Napoli Napoli

La triple occurrence correspond dans le film de Ferrara à trois histoires, trois fictions en filigrane, dispersées dans les témoignages de détenues d’une prison de femmes à Naples. La première fiction ne sort pas des murs carcéraux, c’est le quotidien de détenus, au masculin cette fois. La seconde suit trois mafiosi portés sur la coke. Les deux plus costauds sont chargés de se débarrasser du dernier, jeune hyperactif à la frêle silhouette. Un corps et une attitude qui rappellent ceux du ragazzo à mitraillette de l’affiche de Gomorra. Troisième fiction : le trajet nocturne d’une prostituée dans les quartiers populaires de la ville.

On n’insistera pas trop sur le parallèle avec le film de Matteo Garrone. Ce dernier possédait les armes littéraires, descriptives, du livre qu’il adaptait. L’ampleur chorale d’un film qui maîtrisait l’alphabet de son sujet. Les dimensions de Napoli sont bien plus modestes. Pour la raison que ses images appartiennent à un medium différent : la fenêtre en streaming de Youtube. Ferrara va certes à la rencontre de ces femmes, ainsi que de quelques représentants associatifs et élus de la ville. Mais son film tient peu de l’enquête. Il capitalise plutôt sur la disponibilité des images. Napoli est un film d’accueil qui traite en égaux tous ses invités. Premièrement la parole de ces femmes, qui disent sans pathos, avec force, leurs histoires tragiques. L’histoire d’un prolétariat napolitain marginalisé par les pouvoir locaux qui l’a ghettoïsé dans des complexes d’appartements immenses et honteux, majoritairement au chômage suite aux privatisations et aux délocalisations. Finalement livré à la seule institution n’ayant pas déserté ces quartiers, la mafia. De tels récits sont nombreux. Il n’y a qu’à les recueillir. Misère matérielle et école de la rue. Le diagnostic sociologique est d’une simplicité enfantine, d’une logique implacable ; toutes ces femmes sont en prison pour revente ou/et consommation de drogues. Les confidences révèlent généralement que leurs familles entières ont suivi le même parcours. Il faut voir ces femmes raconter leur existence invivable, exposer pour la caméra leurs délits sans embarras ni hésitation, lancer la durée de leur condamnation avec défi, accuser les structures sociales sans apitoiement. Une misère dont la mise en images évite la vulgarité en restant dans le strict régime du témoignage. Sans commentaire, sans « cinéma ». Première intelligence du choix de la DV par Ferrara : le rendu quelconque de l’image laisse au verbe, à l’interlocuteur, tout le poids, la valeur et l’émotion d’une séquence. Emotion intense, devant la vérité si directe d’opprimés prenant en charge leur propre parole.

On pourrait croire à un embryon de commentaire dans les entretiens avec les élus ou travailleurs associatifs. Mais non. Ce matériau second ne fait que rendre évident un décalage irréparable entre des propos policés, des propositions plus ou moins valables, des décryptages plus ou moins pertinents, et l’expression libre et direct de ce vécu. Le défi des autres images qu’accueille le film était alors de tenir la frontalité des premières. Travail égalisateur de la DV, tout passe toujours par la case pixel. Même ces inserts d’archives TV qui disent l’histoire de la reconstruction de Naples après la Seconde Guerre mondiale. La reconstruction, l’édification de ces ghettos prolétaires. L’occupation américaine. La recrudescence d’une mafia jusqu’alors en veille. Puis, troisième régime, on y vient, les fictions. On les nommera ainsi par commodité. Tous les acteurs sont non-professionnels, avec la même présence brute que les témoins. Simplement, Ferrara a l’intelligence de ne pas leur donner à jouer une illustration des entretiens. C’est même le contraire : comme les archives, c’est une ébauche de mise en contexte. Pas générale, mais fragmentaire, minimale. Le cadre mafieux en quelques traits. Ferrara ne prétend pas montrer plus que ce qu’il sait filmer : des gens qui se droguent à haute dose, du sexe glauque. L’inverse de notes de bas de page ; des parenthèses. Si ces micro-fictions complètent les mots des femmes, c’est tout sauf dans l’effet de réel qu’elles produisent, ou d’interprétation qu’elles fournissent, mais en opérant symboliquement. S’achevant sur un meurtre et un viol, elles affirment la banalité terrible de telles anecdotes, et métaphorisent l’étranglement d’une ville, l’abus de sa population.

Ici réside la grande force du film. Ne rien avancer de général en parvenant en même temps à construire une vérité édifiante. On retombe sans détour sur Redacted de Brian De Palma. Ses images qui appellent les qualificatifs les plus simples. Ici, là, maintenant. Le travail consistant à accueillir des images qui sont déjà là et aussitôt parties, qui ne sont qu’un présent, une présence – la vérité dans le temps d’une mise en ligne. A accumuler ces états du réel, travail de brocanteur, pour brandir un film affirmatif. Ce n’est pas anodin si Ferrara peut terminer son film sur les images pixellisées d’un de ses concerts. L’image se cherche aujourd’hui d’un clic à l’autre, au hasard des liens et renvois vidéo de Youtube. Démarche d’accueil qui doit beaucoup au hasard, c’est une manière de générosité de cinéma.

Lo spazio bianco

Nous n’avons pas oublié Francesca Comencini. Les lignes qui précèdent évoquent le film de Ferrara ; elles disent en même temps, en creux, celui de Comencini. Les deux films se déroulent dans la même ville. Or tout ce que le film de Ferrara rassemble d’images de Naples, Lo spazio bianco s’en passe. La coïncidence d’une sélection simultanée à Venise permet presque de les déclarer pile et face. Deux fois Naples en une journée de festival, et différemment. Le lieu d’élection a son importance. Mais pour les confronter ainsi, il faut quand même un peu plus qu’une simple inversion des valeurs. Ce que les deux films partagent, de fort, c’est une incorruptibilité dans leurs projets respectifs. Agrippés à leur sujet.
L’entêtement caractérise le film de Francesca Comencini. Entêtement dans la fiction, et rien d’autre que ça. Guidée par une logique interne implacable. D’où une immédiateté et une frontalité comparable, qui s’éloigne de Ferrara en ce qu’elle n’est pas affirmative. Lui fonctionne par accumulation d’images ; Lo spazio bianco se loge entier dans leur entre-deux, leur dissolution avec caillage de fondus au blanc. A la recherche du temps où la ville s’arrête pour n’appartenir plus qu’au drame d’une femme – de sorte qu’il n’est pas anodin qu’il se déroule dans une ville si marquée et typée que Naples. Mais « drame » définit trop étroitement le parcours fluctuant de l’héroïne, Maria (Margherita Buy). Une quadragénaire célibataire qui donne des cours du soir pour adultes. Elle pratique la danse, sort au cinéma, entre amis. Son agenda est très rempli, c’est pourtant un personnage en attente d’une vie. Entrée flottante dans le film, par touches successives. Call Me de Blondie sur la première séquence ouvre, littéralement, le film dans une danse à la fois frénétique et en surplace.

Justement, le temps d’une rencontre avec un homme, l’histoire se précipite : Maria est enceinte. Or le film avait défini son horizon, l’attente, avant d’élire son sujet maternel. A partir de là les deux fonctionnent ensemble. Il ne s’agit pas seulement d’attendre un enfant, ni après sa naissance prématurée de savoir s’il vivra, et quand il pourra se passer d’incubateur. Il s’agit d’une attente qui prend de vitesse tous ces événements, tous ces objets, et les dépasse. Soit une posture de conquête, celle d’une pureté de l’attente. L’absence. Lo spazio bianco, l’espace blanc. En quoi on ne se lassera pas d’évoquer une séquence où Maria seule avec son enfant est témoin de sa soudaine défaillance cardiaque. Elle reste immobile, des deux mains couvre ses oreilles pour assourdir l’affolement des machines. Après un long temps de repli seulement elle s’affole, court alerter les médecins. La béance se referme, un infini se rabat sur un projet, appelé à être dépassé de nouveau, etc. Du vide comme plénitude, du plein comme compromis. On n’avait jamais vu l’idée s’articuler avec tant de simplicité, le dédoublement du désir se matérialiser ainsi en images. Régler le rythme entier d’un film. Pas théoriquement, mais en une œuvre qui est tout à la spontanéité de sa matière, de la pratique. Ce pourquoi les choix a priori les plus risqués, comme l’omniprésence des musiques ou les quelques plans très composés, finissent par faire la beauté du film. Ou la relation très attendue entre Maria et le médecin qui suit son enfant. Leur baiser arrive naturellement, sans effet d’annonce ni de surprise. Il ne ponctue, c’est à peine une virgule. Ainsi Francesca Comencini travaille à remplir de signes, d’impressions, les vides qu’elle creuse. Etrange dialectique. Le film construit les espaces de sa dissolution. La photographie donne la température de cet entre-deux mondes, elle a la netteté d’un bleu ni diurne ni nocturne, la propreté un peu hallucinée des chambres d’hôpital.

Lo spazio bianco est plein. Et ses saturations, musicale, graphique, narrative, sont belles parce qu’en définitive n’aspirent qu’au vide. L’intrigue est un repositionnement permanent entre ces deux tendances. Dans la relation de Maria à autrui par exemple, qui est comme une réorganisation évolutive de ses solitudes, selon d’autres commodités. Il y a la permanence d’un meilleur ami, mais pour les rencontres nouvelles, une température changeante. Tout commence par un rejet ; d’une nouvelle voisine avocate, d’une autre mère de prématuré. Ce sont des histoires qui de toute façon ne peuvent rester que périphériques, lointaines comme la dernière apparition de l’avocate sur un écran télé. Car ces personnages appartiennent justement à d’autres histoires, n’interviennent vraiment qu’autant qu’ils peuvent nourrir la ligne droite du récit maternel. Une ligne droite qui prend tout à son bord, gonfle en un flot de formes, de personnages et de paroles. Et qui précisément ont une fluidité aquatique, la légèreté des fourmis qui envahissent l’appartement de Maria ; la délicatesse de savoir finalement s’éclipser sans laisser de trace pour laisser le film achever son écoulement vers la page blanche.

par Olivier Waqué
lundi 7 septembre 2009

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