Mad Man  de Matthew Weiner

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On aurait dû commencer par la meilleure, c’est-à-dire la pire. Voici la Mercedes des séries, primée d’avance (encore un Emmy hier). Solide, riche et rapide, finitions nickel chrome.

Nous sommes au tournant des années 60, sur Madison, chez les créatifs de la pub encore en enfance. Pas un bouton de manchette ne manque. Reconstitution de pointe, dialoguée par des sociologues. Psychologie historisée genre cultural studies. Top crédibilité d’acteurs télédirigés au laser. Hypercorrection politique et hygiénique. On pointe la phallocratie, on dénonce les préjugés, on téléphone les cancers du poumon et les cirrhoses du foie à chaque plan de bouteille ou de cendrier. En prime, le secret du héros polichinelle, qui a fondé sa vie sur un quiproquo, est censé en dire long sur la nature de sa pratique, ce qui épargne d’en dire quoi que ce soit d’acéré.
 
J’oubliais le bonus, un finale confié à Barbet Schrœder, soit un morceau de mise en scène. Mais c’était la troisième saison, voici la quatrième, et toujours aucune érection. Pour qu’on regarde ça, il faut que le cinéma nord-américain, qu’on a pu aimer jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, soit devenu bien nul, bien en dessous à tout point de vue, mais surtout dans son écriture, de ce que produisent les chaînes payantes. Mad Men fait figure de preuve, ou symptôme, de ce renversement ; il sent l’école de scénario.
 
On y trouve, heureusement, à boire – surtout – et à manger. Des épisodes presque émouvants, comme la désillusion sans colère de la gironde secrétaire en chef, quand elle convole avec un pleutre. Du presque mémorable, comme le ravissement à Rome de l’épouse archiblonde (moins touchant que celui de Madame Soprano à Paris). Des portraits inquiétants, parmi les clients de l’agence, comme celui de Stuart Hilton, évangéliste illuminé de l’american way of life auprès des bourgeoisies locales. Des personnages presque attachants, comme la dactylo montée en grade au prix de sa vie affective.

Comment cette belle mécanique narrative accomplit-elle donc le prodige de n’avoir pas un seul personnage sympathique, pas un seul vraiment séduisant, ni même vraiment intelligent ? Une lecture bienveillante distingue, à travers le corps sans volume de Don-Dick, de plus dignes héros : des héroïnes qui se débattent dans les diverses formes d’une même infâme domination. Mais elles sont si bien réparties, un échantillon par échelon social, que même leur lutte demeure curieusement désincarnée. Oui, pour ne pas descendre en marche, ne pas zapper ce chapitre dans l’histoire des mœurs d’une nation à l’apogée de son empire, il faut que notre besoin de drame ordinaire, de réel stylisé, d’image mobile du quotidien, soit peu regardant. Là-dessus, Louis Skorecki, qui a presque toujours raison comme les violons, a écrit sur son blog des phrases mortelles.
 
Cet aveu fait, pourquoi cracher dans le consommé que nous offre la fine fleur de la fiction câblée ? Que reprocher précisément à la plus impeccable des séries ? D’être peuplée de gens superficiels qui exercent un métier grotesque ? Même pas grotesque, en fait – c’est ça. Les codes sociaux sont démontés, mais peu exposés au regard des enfants, de la jeunesse contestataire qu’on entrevoit à l’occasion. Le regard est celui des enfants de ces enfants-là : celui apaisé, indulgent que l’on porte sur ses grands-parents. C’est cela qui est inaimable, cette nostalgie qui poisse, en dépit de toute analyse, pour l’élégance des grosses cylindrées ; pour le vide sur mesure ; pour la glace tintant sur le gros cul translucide du verre à whisky.

par Pierre Alferi
jeudi 2 septembre 2010

Mad Man Matthew Weiner

(NBC, 2007-)