FID Marseille 2010 - 8 / 13 juillet

Feed me, you trash

postchronique #1

Lundi 12 juillet 2009. Cérémonie de clôture. Pour la dernière fois, le dessin de Stéphanie Nava, Les Implications amoureuses, est projeté sur l’écran du Théâtre du Gymnase. Les deux amants n’ont plus la froideur du début, la limite terrifiante de la perfection humaine, au bord du clone. Au cours de ces cinq jours, c’est comme si ces corps avaient été remplis, coloriés, débordés, enfin rendus humains par les motifs sauvages des métrages, les courts, les longs, les moyens, du FID. Ecce anthropos.

L’écran parallèle Anthropofolies a largement contribué à ce dess(e)in. Lier anthropos et folie, pour « rendre un hommage un peu déjanté à Claude Levi-Strauss », explique Jean-Pierre Rehm dans le catalogue du FID. Cet asile ne se situe pas dans cette seule programmation. Tout un territoire de la folie s’est dressé, dans la rue, pendant la nuit, dans les autres salles, avec les autres films, jusqu’au film de clôture Making Fuck Off de Fred Poulet (« making of » du film Mammuth) où Depardieu sodomise un frigo. Un Trash Humper en puissance.

Dans Trash Humpers, d’Harmony Korine (USA 2009), des personnages déglingués, recouverts de masque de vieillards utilisent tous les objets qu’ils rencontrent dans leur « monde » (une maison, la rue, un parking, des cours, des immeubles) pour libérer leur pulsion sexuelles, scatologiques, pornographiques. Enculade de poubelles, chiures devant des garages, branlage de branches. Masturbation frénétique qui oscille sans cesse entre comédie, ironie, apocalypse. Oscillation palpable entre deux scènes : celle où les personnages mangent des Donuts à la crème Mir Vaisselle, et celle où l’enfant n’a plus rien de l’enfance, prend les traits d’un nain lynchien, et massacre à la hache une poupée en plastique. Jamais le film ne prend des allures de Jackass mais nous met face à face avec la destruction de l’Amérique pavillonnaire. Destruction de plus en plus forte, puisqu’elle va s’emparer des personnages mêmes. Bourrés, tués, soumis. Un des Humpers devient complètement aliéné au ron-ron continuel du train, symbole de la modernité : il ne peut que l’imiter en boucle, une bouteille à la main en guise de tchou-tchou. Le film prend alors une nouvelle tournure, à un moment où les répétitions des scènes commençaient à lasser, grâce à l’écho qu’il trouve dans l’Histoire.

Cet homme-train en rappelle en effet un autre, celui des Maîtres Fous de Jean Rouch, projeté la veille. Etonnant. Ce qui lie l’américain à l’africain ? La VHS au 35mm ? 2009 à 1955 ? La mise au scène au documentaire ? La folie. Les « Maîtres Fous » sont ces membres de la secte des Haoukas au Niger, qui se rassemblent une fois par an dans la forêt pour atteindre un état de transe, incontrôlable, hallucinant. Les haoukas lors de leur transformation vont en fait rejouer les figures du monde colonialiste pour s’en faire les avatars, et expier ainsi leurs démons. Par exemple, Le Général, et la Locomotive, donc. Deux figures que les haoukas épuisent dans leur transe pour mieux les dévorer jusqu’à la moelle (comme ce chien vivant, plat du jour de la cérémonie, qu’ils dépècent sous nos yeux). Le Général effectue des allers et retours incessants, un bâton dans la main, demande aux autres de l’écouter, n’hésite pas à assener des coups. Cette ritournelle au lieu d’épuiser le haouka, fait accoucher le film d’une autre image d’archive : celle de l’armée, des répétitions du salut, du général, hors folie haoukienne, mais pure folie de l’Histoire. Paradoxalement, cette folie reste douce. Le calme de la voix-off, le ton neutre, non étonné : on nous empêche d’être effrayé. Les mots « exotisme », « bizarre » nous sont ôtés. Voilà l’homme mis à nu, qui se libère.

Un esprit, pourtant, face à ce Dieu dévastateur de la folie. L’esprit Kidlat Tahimik dans Perfumed Nightmares, 1978. Contrairement aux deux autres films, Kidlat n’a pas besoin de sortir de son corps pour se faire le rebelle du monde qui l’entoure. Sa figure de marbre proche de celle de Keaton et son souffle lui suffisent. Le souffle c’est d’abord la voix. Celle de l’émission de radio La Voix de l’Amérique, qu’il écoute depuis son village reclus dans les montagnes philippines. Il ne s’arrache jamais de sa terre folklorisée et colonialisée, mais part tout en douceur, poussé par un humour doux. Le souffle c’est alors son trajet, léger, aérien, qui ne suit que son désir. Poétique, non narratif, le film prend des allures de « film de famille » avec les références autobiographiques. (Sortez de la salle et vous reconnaîtrez facilement Kidlat Tahimik fils, au regard toujours rond et vif, qui a poussé de 35 ans depuis son apparition dans le film.) Pourtant la visite à Paris n’est pas l’Amérique dont Kidlat rêvait et où il n’ira jamais. Kidlat y rencontre un monde en proie à une industrialisation maléfique. Un dernier souffle, révolutionnaire et onirique, qu’il pousse sur un magasin ultra-moderne en construction (Beaubourg en réalité), qui menace l’artisanat de sa chère marchande d’œufs. Le château de cartes s’écroule, Kidlat peut s’envoler en soucoupe volante, La main de l’Amérique, pour retrouver les Philippines.

par Charlotte Serrand
lundi 12 juillet 2010