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Entretien #2

D’AVENUE EN SPIRALE

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Maison sur l’avenue désormais nommée Evers de l’activiste afro-américain pour les droits civils Medgar Evers, assassiné par le KKK en 1963.

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Gerge Landow, aussi appelé Owen Land, parfois Orphan Morphan ou Apollo Jize. Inspiré par Brecht aussi bien que par les émissions télévisées éducatives, il est l’un des grand représentants du "film structurel". Les nombreux jeux de mots et traits d’esprit de ses films tranchent avec l’ordinaire de l’avant-garde.

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James Benning pendant la construction de sa réplique de la cabane de Henry David Thoreau à Walden. © Jake Fuller

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Robert Smithson pendant la construction de la Spiral Jetty, à Rozel Point, sur le Grand Lac Salé. DR

Le mot « Evers », dans le titre de votre film North on Evers (1991), désigne-t-il le Medgar Evers auquel Dylan a consacré Only A Pawn In Their Game ?
Oui, mais par un long chemin. J’ai acheté une moto en 1989. À cause de quelques difficultés amoureuses, j’ai décidé de parcourir les États-Unis. En rentrant, j’ai écrit une sorte de journal de voyage qui a fini par m’évoquer celui d’Arthur Bremer, c’est pourquoi j’ai réutilisé pour ce film le même procédé de sous-titres défilants que dans American Dreams (1984). Je suis ensuite reparti sur les routes, cette fois avec une caméra. L’idée était de rassembler des paysages et des portraits de mes rencontres. Le premier voyage était en quelque sorte déjà un retour dans mon passé, pour retrouver des amis perdus de vue. En même temps, je traversais des lieux historiques qui faisaient écho à mon histoire personnelle, ou que je connaissais par les livres. J’ai traversé un vieux champ de bataille de l’époque de la guerre civile. La première fois, cela n’avait pas vraiment de sens pour moi, hormis celui d’un étrange tourisme. J’ai traversé le Mississippi et l’Alabama et je me suis aperçu peu à peu que c’était comme retourner à l’époque des années 1960 et des luttes pour les droits civils. Je souhaitais visiter la maison où avait été tué Medgar Evers, activiste pour les droits des afro-américains, qu’évoque effectivement Dylan. Je pensais qu’il avait été tué à Fayette, Mississipi, qui était en fait la ville dont son frère aîné, Charles Evers, a été élu maire en 1969, devenant au passage le premier maire noir d’une ville du Mississippi. Dans les rues de Fayette, des gens m’ont indiqué que Medgar Evers était mort à Jackson, Mississippi. En y arrivant, j’ai trouvé à la bibliothèque, dans de vieux annuaires téléphoniques, le nom et l’adresse de Medgar Evers. En conduisant vers sa maison, il faut passer par un boulevard nommé Evers en son hommage. C’est toujours curieux vis-à-vis d’un homme à ce point détesté, et assassiné par le Ku Klux Klan. Le titre du film vient de là. J’écris dans le texte : « I took it north to go to his house », et « north on evers » indique la direction nord sur l’avenue Evers.

Comment vous y preniez-vous pour les portraits, chose assez rare dans votre travail ?
Je n’en avais encore jamais vraiment fait. J’imaginais faire des instantanés à l’épaule, comme des photos légèrement flottantes. Dans un bar où j’étais allé au cours du premier voyage, j’ai retrouvé certaines personnes qui étaient devenues des amis. Ils étaient décontractés et prêts à être filmés. Lorsque j’ai développé ces soixante-quatre portraits, j’ai été abasourdi par leur beauté. Les plans sont relativement courts afin de ne pas créer d’anxiété. Ils regardent et se donnent très simplement à la caméra. Ce sont des portraits muets car tout le film a été post-synchronisé. Pour un voyage à moto, je ne me suis pas encombré du Nagra, et n’ai enregistré que plus tard des sons d’ambiance représentatifs de ces lieux.

Vous disiez vous considérer comme un « folk artist autodidacte ».
Je me considère toujours comme autodidacte car je n’ai véritablement appris qu’avec mes propres films. Néanmoins, en y repensant, j’ai arrêté d’enseigner les maths pour retourner à l’école et étudier le cinéma à l’université du Wisconsin. J’ai beaucoup appris de David Bordwell sur le cinéma européen. Il m’a montré des films de Jacques Tati, car il avait vu que j’étais intéressé par le fait de créer des espaces étranges et minimaux. Cela m’a beaucoup aidé. Mais à l’époque je ne savais pas quoi faire. J’ai commencé par faire des films narratifs qui devenaient de moins en moins traditionnels. En 1973, la narration n’était plus pour moi qu’un contexte pour expérimenter des dispositifs formels, et une façon d’accrocher les spectateurs et les amener à regarder.

Par rapport à ces jeux de logique, vous avez souvent évoqué George Landow (2).
J’aime beaucoup son travail. Alors que j’enseignais à North Western, il enseignait à l’Art Institute et je l’avais fait embaucher pour un cours. J’aime beaucoup ses expérimentations formelles et le fait qu’elles se rapportent à plusieurs lieux en même temps. Et son humour, par dessus tout. Les pandas géants, les discussions interminables sur le mariage.

Est-il possible d’être à la fois un artiste folk et un cinéaste expérimental, un artiste d’avant-garde ?
« Folk art » est un mauvais terme. Il qualifie par ailleurs énormément de mauvaises œuvres. Le folk art m’intéresse en tant qu’art d’outsider, en tant qu’il est un geste venant hors de l’art. Il s’agit simplement d’artistes montrant une face sombre de leur être en la déposant sur le papier. Être dans le monde et hors de l’art, c’est aussi ce que j’ai voulu faire en construisant des répliques des cabanes de Thoreau et Kasczinski. Tenter de comprendre pourquoi des gens veulent tout à coup vivre à l’écart, et ce qu’ils en ramènent. Ce mouvement qui vous éloigne de la bonne vie tout en vous donnant la possibilité de voir ce que la vie est vraiment.

Est-ce que cette idée de folk art a un rapport avec votre rapport au public, à la façon dont vous voudriez que vos films soient vus, reçus, partagés ?
C’est une question difficile pour toutes sortes d’artistes de savoir si le public entre dans l’équation du processus de travail. Evidemment, beaucoup d’artistes ont un immense égo nécessitant qu’un large public le satisfasse. D’un autre côté, si vous ne faites des œuvres que pour vous-mêmes, vous pourriez aussi bien ne pas travailler. J’ai été assez chanceux de trouver une audience suffisante pour mon ego. Cela dit, je suis toujours agréablement surpris. Tous mes films cherchent à résoudre des problèmes que je me pose. Ces problème sont désormais assez généraux pour qu’un public les partage, et trouve une porte d’entrée assez large. casting a glance (2007) par exemple. Mon problème initial est de faire une œuvre sur une œuvre, la grande Spiral Jetty de Robert Smithson, et de négocier l’espace entre cette œuvre et celle que je suis en train de faire. Trouver une œuvre réellement importante à mes yeux est en soi une tâche difficile. La puissance de la Spiral Jetty est telle qu’elle peut totalement renverser un film. Mais je découvre en filmant que le film porte de plus en plus sur la façon dont la Jetty fonctionne comme un paramètre du changement. Et ce changement est encore plus puissant que la Jetty. Si puissant qu’il peut à son tour la faire disparaître – il ne faut pas oublier qu’elle a disparu sous la surface du Grand Lac Salé pendant deux décennies. Vous voyez alors le pouvoir de la nature vibrer autour de la pièce. C’est ce qui la rend si dynamique et importante. La Jetty me donne donc un champ d’étude visuel pour une peinture du changement. Quand Smithson a réalisé cette pièce, on lui a demandé quels matériaux il utiliserait, quelles dimensions la Jetty aurait, et à quel point elle serait masculine, à cause des gros camions et des équipes de construction qu’il employait. Smithson a répondu qu’il utiliserait tous ces moyens, mais que ceux-ci ne faisaient pas, en principe, une bonne œuvre. Qu’une bonne œuvre pouvait se faire, simplement, "by casting a glance" – en jetant un coup d’œil. Il revient par là à ce qu’il y a de plus poétique et de plus doux, utilisant le mot casting (moulage) qui évoque aussi la sculpture. Voilà le genre de négociation possible avec un lieu, le défi à relever devant une telle œuvre. J’ai ensuite réalisé que l’incroyable changement auquel j’assistais deviendrait en lui-même ce « casting ». La nature opérait d’elle-même ce moulage de sel.

par Cyril Neyrat, Antoine Thirion, Ricardo Matos-Cabo
mardi 23 novembre 2010

Propos recueillis le 11 juin 2008 par Cyril Neyrat et Ricardo Matos-Cabo. Traduit de l’américain et mis en forme par Antoine Thirion

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