1.
Qui a déjà regardé Louie sait qu’il y est un mot imprononçable, irrémédiablement bipé dans une série par ailleurs très crue. La règle du network américain le veut ainsi, seules les chaines câblées ont le droit de dire « fuck » sans craindre de rappel à l’ordre pour atteinte aux bonnes mœurs. Au cours de la deuxième saison de Curb Your Enthusiasm, déjà, Larry David se félicitait de cet avantage par la voix de Julia Louis-Dreyfus. Comptant vendre son projet de série à la célèbre chaîne, celle-ci lançait à l’auteur : « Let’s pitch it to HBO, I want to be able to say “fuck”, you know ». Dépité, Larry semblait regretter l’idée, ne pas comprendre l’intérêt d’une telle opportunité. Le scénariste revendiquait ainsi de manière paradoxale, après huit années de travail sur Seinfeld chez NBC, une nouvelle liberté dont il n’aurait que faire. Avec Louie, nouvelle variation autobiographique sur la vie de l’auteur et acteur comique, Louie C.K. revendique plutôt de nouveaux interdits, et les premiers d’entre eux sont encore des mots.
Combien de scénarios, dans les deux séries, sur le seul vocable « nigger » ? Le cinquième épisode de la seconde saison de Louie, comme entre autres « The N word » dans la sixième saison de Curb…, creusent le malaise que ne manque pas de provoquer l’expression. Quand les autres frémissent d’entendre le mot, Larry sera lui condamné par la convention qui l’empêche de le prononcer. Autant que le terme lui-même, sa proscription crée l’embarras. Impossible de l’interdire sans le dire : le mot est devenu un problème sans solution dont la répétition dans Louie donne une idée vertigineuse. Perdu quand il ne peut lancer le bon mot, Larry est menacé par toute personne qui n’a pas envie de rire, et se révèle aussi incapable de parler à ceux qui vivent un drame qu’aux enfants qui ne comprennent pas son humour. La dette de Louie à l’égard du créateur de Curb… est à cet égard double : en même temps que l’exercice autobiographique initié avec Seinfeld, Louie hérite du désespoir dont il témoigne. Hors de son territoire intellectuel et physique, ici la scène du stand-up, là l’échange d’histoires drôles entre amis (les séances de travail représentés dans la septième saison de Curb… n’étant pas autre chose), le comique est aussi impuissant qu’inquiet.
2.
L’étrangeté du héros de Curb Your Enthusiasm tient à un paradoxe : s’il n’a aucun principe, Larry observe pourtant à la lettre énormément de règles. Les situations comiques sont ici celles pour lesquelles il n’existe pas de code social explicite, pas de mot auquel se fier, et qui l’obligent à improviser. Ecrivain de métier, Larry est pris en défaut lorsque la parole ou le geste que l’on attend de lui demeure implicite. Pour lui rien ne va sans dire : son génie consiste à discourir sur des détails dont personne ne parle, et l’inverse lui est insupportable. Incapable d’adopter en temps voulu la posture qui allait de soi, il préfère se confondre en excuses, inventer des mensonges grossiers ou requérir d’interminables explications pour se sortir de l’imbroglio qu’il a suscité. Innocent au départ, il en devient accusé parce qu’il ne peut plus raconter l’enchainement des faits qui l’excuserait seul. Il est, de fait, coupable de ne pouvoir dérouler le fil d’une succession de méprises, et expliquer du même coup en quoi son aventure est drôle.
Louie de son côté peut toujours s’exprimer, mais les mots qu’il emploie ne lui servent à rien. Chaque épisode en est la démonstration : la verve qu’on admire et lui envie est absolument inefficace une fois redescendu de l’estrade. Dans l’économie comique de la série, importe non pas le mot juste, mais celui qui sera au contraire le plus inadéquat. L’échec de Lucky Louie (2006) sur HBO témoigne de l’incapacité de la sitcom à accueillir, pour des questions de rythme, un humour où seuls comptent les moments d’incompréhension. Louie est un show presque moins drôle que gênant, et passé son heure de gloire son héros a tôt fait de sombrer dans la déprime. Beaucoup moins insouciant que Larry David, Louis C.K. est irresponsable sans être pour autant enfantin. La mauvaise conscience qui l’habite lui pèse sans le prémunir des paroles irréfléchies, l’obligeant ainsi à se justifier perpétuellement d’avoir employé les termes qu’il ne fallait pas. Il ne sort jamais digne que des situations trop absurdes pour qu’il trouve ses mots à temps.
3.
Les rares fois où ils passent devant la caméra au sein de leur propre série, Larry et Louie se révèlent de piètres acteurs, ou feignent de l’être. L’un en fait trop, jouant le pastiche comme une imitation de fin de repas, et l’autre ne fait rien, paralysé par l’idée qu’il lui faut être convaincant par sa posture plus que par sa tirade. Ils ne sont doués que pour rebondir sur leurs propres mots (Larry se tirant ainsi d’affaire à la fin de la saison quatre, alors qu’il avait un blanc sur les planches de Broadway), et leur auditoire doit les écouter parler sans s’inquiéter de l’opportunité de leur à-propos. Le déplacement à New York dans la dernière saison de Curb… fonctionne de ce point de vue comme un enfermement, la ville entière faisant office de village de vacances où Larry ne rencontrerait que ceux qui seraient prêt à l’entendre, à relancer sa course qui tourne désormais en boucle. La cité arpentée par Louie, qui travaille et vit à New-York, apparaît au contraire comme un désert sale, nocturne et inquiétant, ou personne ne veut entendre ce qu’il a à dire. Le cauchemar de l’un est l’envers de celui de l’autre, et sans jamais instaurer un dialogue ils se répondent comme l’écho. Leur solitude est celle d’un spectateur effrayé par les curiosités rencontrées en chemin, trop pressé de conter son aventure pour en interpréter un rôle plus glorieux qu’il n’était. En pliant Larry David à la discipline allenienne, Whatever Works (2006) le prouvait : loin du beau parleur qui s’attire les faveurs des uns et des autres, le personnage crée avec Curb Your Enthusiam n’a de cesse de se soustraire aux obligations, épreuves ou agressions inattendues.
Dans son « Introduction à la vie comique », Emmanuel Burdeau avançait l’idée que le cinéma rassemblé sous le nom d’Apatow était aussi une porte d’entrée vers un univers pour ainsi dire magique. Spécialistes de la parole, les héros de Supergrave et de Freaks and Geeks ont le don de transformer les incidents du quotidien en aventures fabuleuses. Cela devait aussi arriver en prenant, plusieurs années avant Funny People, des écrivains à sketches pour héros : s’ils n’ont pas les références de leurs cadets, Jerry, Larry et Louie n’en éprouvent pas moins le besoin de transmuer leur expérience en récit merveilleux. Conteurs hors-pair et observateurs aiguisés, ils en sont d’autant plus démunis lorsque, presque à chaque épisode, ils en perdent leurs mots. Le saut qui sépare l’évènement de l’histoire drôle qui en est tirée compte bien moins que celui, inverse, menant de l’ironie entendue à la situation la plus aberrante, du stand-up triomphal à la soirée humiliante, témoignage permanent du dépassement du comique par la réalité. La peur de Louie, attaqué par des hommes masqués le soir d’Halloween, nous plonge ainsi dans l’univers des contes, comme son malaise face aux sans-abris transforme la ville et son métro en véritable cour des miracles. Le réflexe par lequel Larry fait de la remarque la plus anodine une anecdote à raconter, amplifier, embellir et débattre, constitue sans doute la meilleure des défenses contre tous ceux, plus insensés que lui, qui ne s’étonnent jamais de l’étrangeté de ce qu’ils voient. Peu importe qu’il écrive alors pour expliquer ou contrôler cette magie, le tout est qu’il la signale en courant après.