Noémie Luciani. Je ne suis pas restée jusqu’à la fin au débat qui a suivi la projection de dimanche. Quand l’animateur a commencé à parler de « symbiose entre le fond et la forme », du fait que « tous les moyens étaient mis au service de cette aventure musicale et artistique », j’ai pris la fuite.
Marie Losier. J’ai réorienté tout ça très vite.
No.L. Revenons sur la façon dont tu as rencontré Genesis : tu l’avais entendue réciter des poèmes après un mauvais concert, et tu avais été fascinée par sa voix. Le lendemain du concert, tu marches sur les pieds de quelqu’un dans une exposition, et c’est elle. Elle t’invite à venir la voir, tu rencontres aussi Lady Jaye, et rapidement elles te disent que tu es peut-être cette personne qu’elles cherchaient depuis longtemps pour filmer leur histoire. C’est une histoire peu ordinaire, et je voudrais savoir jusqu’à quel point elle a changé ta vie. Est-ce que tu n’y verrais pas une sorte de destin, finalement ?
M.L. Pas vraiment. Toutes les rencontres, expériences et aventures à partir desquelles j’ai fait des films, ont ressemblé à ça. Et mon début dans ce milieu-là s’est aussi fait à travers une rencontre. C’est ma façon d’y croire et c’est ce que je trouve si beau à New York : ces choses-là peuvent arriver. Des rencontres en général totalement inattendues, qui peuvent t’emmener sur un chemin, également inattendu, et pour lequel il faut être à la fois très préparé et pas du tout préparé. Il faut être têtu, savoir tenir le coup, être suffisamment discipliné pour se permettre de s’y lancer franco.
No.L. C’est drôle, je pensais que le New York que tu décris, celui des rencontres, n’existait vraiment que dans les films de Woody Allen.
M.L. C’est un tout petit milieu. Mais s’il n’y a pas ce je ne sais quoi de magique qui se passe, il n’y aura pas de film, pas de rencontre. Je crois que de telles rencontres, avec des personnages qui sortent vraiment du quotidien, parfois de façon assez extrême, sont faites pour arriver. Comme pour ce qui a mené à mon film sur Tony Conrad, ce n’est pas du tout quelqu’un … je ne sais pas comment dire en français… c’est quelqu’un de pas banal. Comme pour les frères Kuchar ou Genesis. Le milieu est petit, très particulier, mais ce sont aussi des coups de cœur. On ne choisit pas ses amitiés. Si on me demandait de faire un film sur quelqu’un et que j’adorais cette personne mais qu’il n’y avait pas ce truc particulier, magique, ça ne marcherait jamais, en tout cas pas pour moi.
No.L. Je trouve ça merveilleux que tu puisses parler comme ça de ce qui est quand même ton travail. Dans ta façon de faire les films, c’est le coup de cœur qui est à la base.
M.L. Ce sont les gens.
No.L. C’est loin de ce qu’on raconte et voit dans les milieux de cinéma, les histoires un peu glauques de studios, les commandes.
M.L. Au bout de cinq ans de ce film, je cherchais des fonds, et je suis rentrée dans un marché du film pour la première fois de ma vie. J’avais un seul petit rendez-vous pour la semaine, tout le monde autour de moi en avait six par jour, bref personne ne voulait de moi. Les quelques personnes que je voyais me disaient « Alors, vous allez tourner ça en biopic, faire une grande histoire d’amour, des interviews de rock star… » Ils voulaient quelque chose de commercial. Au fur et à mesure de ces entretiens, j’ai compris que ce qui m’intéressait vraiment c’était l’inverse. Je serais incapable de réaliser un film pour faire plaisir, ou pour avoir de l’argent. Au contraire, plus je réfléchissais et plus je me disais « C’est génial, je n’ai aucune chance de trouver des fonds mais il faut que je continue ce que je fais ». Je me suis complètement éloignée de ce monde. J’en suis ressortie dégoûtée, mais beaucoup plus sûre de moi, de ce qui constituait mon aventure.
No.L. Pour faire ce film, tu t’es retrouvée immergée à la fois dans un univers musical et artistique, et dans une vie de couple. Pendant le débat, tout à l’heure, tu as dit avoir envisagé un moment de faire un film sur le rock, avant de comprendre que c’était l’histoire d’amour qui t’intéressait le plus. Quand tu as pris cette direction, comment s’est posée, ou pas, d’ailleurs, la question de la distance ?
M.L. Je ne me la suis jamais posée.
No.L. Je pensais que tu allais répondre ça.
M.L. Je ne me la pose jamais dans la vie. Je n’ai jamais fait d’école de cinéma, je ressens juste les choses extrêmement fort. Si quelque chose me touche, j’y mets tout mon cœur, sans me demander si je suis à la bonne distance. J’essaie simplement de garder beaucoup de … révérence. D’être extrêmement polie, de ne pas juger. Je pense que la caméra ne juge pas non plus.
No.L. C’est d’autant plus intéressant par rapport à un sujet comme celui là où finalement tout peut choquer, tout le monde s’attend à quelque chose de scandaleux, un côté presse people.
M.L. Presque repoussant aussi, parce qu’il y a beaucoup de choses qui relèvent du freak show. Moi je ne les envisage jamais comme ça.
No.L. Comment arrives-tu à trouver ta place, dans ce cas ? Dans ton film on a l’impression que tu ne te contentes pas de poser ta caméra à un endroit, tu sembles contaminée par toute cette créativité qu’il y a autour. Il y a des moments où tu utilises des filtres de couleur…
M.L. Je le fais dans tous mes films, comme pour les scènes de tableaux vivants.
No.L. Tu avais en partie répondu à ma question dans le débat de tout à l’heure, en disant que ton travail avait déjà la plupart des caractéristiques que l’on retrouve dans le film. L’univers de Genesis et le tien se sont plutôt rencontrés sur le mode de l’écho…
M.L. Je ne me suis jamais posée la question d’adapter quoi que ce soit vis-à-vis de Gen [sic]. C’est juste ma méthode. Et puis, je ne suis de toute façon jamais en synchro puisque je filme en 16 mm avec une bobine de trois minutes. Il s’est juste trouvé que ma façon de faire marchait bien avec cette histoire-là.
No.L. Comment définirais-tu ton rôle par rapport à cette histoire ? Un œil ? Un artiste à part entière ?
M.L. Oui un artiste, vraiment. Il y a déjà eu beaucoup de films sur Genesis, je les ai regardés, ils sont tous différents du mien. Genesis s’est vraiment laissé porter par ma sensibilité.
No.L. Tu t’es insérée dans un mouvement créatif qui existait déjà, et tu y as apporté un truc personnel. Cela ressemble à ce que Genesis raconte de la venue Lady Jaye dans le groupe : elle n’y était pas prévue au départ, et elle ne voulait pas vraiment en faire partie, d’ailleurs. Et peu à peu elle a trouvé une place, au point d’en devenir un élément moteur. Il n’y a pas vraiment eu de travail d’adaptation de ta part ?
M.L. Il y a eu quelques points de résistance de ma part. Gen voulait que je prenne des archives de leurs opérations, que j’accorde plus d’importance à tout ce qui est lié à la pandrogynie. Mais ce n’était pas ce qui m’intéressait, ni visuellement, ni intellectuellement. En revanche, je trouve belle la façon dont elle est liée à une histoire d’amour. C’est aussi une démarche politique. Il y a quelque chose qui m’émeut beaucoup chez Genesis, c’est cette façon d’aller contre sa peur. Elle est toujours dans l’expérimentation, le changement, au point de devenir à moitié femme. Elle passe sa vie à créer.
Gen voulait aussi que j’insère des footages de l’enterrement de Jaye. Je lui ai répondu : « Non Gen, je ne le ferai pas. Jaye est toujours là sur ton bras, dans ce que tu dis, mais si on la montre enterrée, pour moi c’est la fin du poème. On perd tout le côté magique, psychic de sa présence : elle fait partie de ton travail, de ta folie, et aussi de tout ce que tu ne peux pas montrer. » En voyant le film terminé, elle a convenu que c’était le bon choix.
J’ai aussi voulu éviter les clichés de la drogue, tout ce que les gens connaissaient déjà. L’histoire de Throbbing Gristle ne m’intéressait pas, c’était un groupe qui ne s’entendait pas bien. Porter de la dentelle pour pouvoir faire le ménage, ça m’intéresse beaucoup plus.
No.L. Quelque chose se joue autour de la présence et de l’absence de Lady Jaye. Elle a une façon singulière d’être à l’écran, peut-être liée à cette théorisation qu’elle fait de son propre corps... On s’habitue à la voir, puis elle disparaît, il n’y a plus que la voix de Genesis qui raconte comment elle est morte. Jaye revient brusquement, au moment où Genesis montre son bras tatoué. C’est très particulier, de ne pas montrer la morte, et de la faire revenir à travers un tatouage, en couleurs. Genesis sourit.
M.L. Et on entend la voix de Jaye. C’est quelque chose de très simple et de très fort en même temps. Parce qu’on ne s’appesantit pas sur la mort, le côté « chère disparue », il y a une vraie renaissance dans le tatouage. Comme dans le sourire de Genesis. On a passé les pleurs sous silence. Du coup, le tatouage devient quelque chose de très vivant, alors que c’est souvent une façon de figer ce qu’on aime... On n’est pas passé par la rupture, ou à peine, quand Genesis évoque ses interrogations sur l’avenir du groupe. L’histoire est presque tout de suite reprise dans une continuité, un peu différente...
No.L. Est-ce que tu as vu Velvet Goldmine ?
M.L. Non, je ne l’ai jamais vu.
No.L. C’est l’un de mes films préférés. Velvet Goldmine a été le filtre à travers lequel j’ai vu The Ballad of Genesis and Lady Jaye, comme si Velvet était le pendant fictionnel de The Ballad. Todd Haynes, lui, a clairement cherché à faire le portrait d’une époque. Ses personnages sont presque tous des avatars des grandes figures du glam, le héros est une sorte de Bowie sur-fantasmé... C’est un film maladroit et excessif sans doute, mais que j’adore parce qu’il se construit sur une contradiction fondamentale passionnante, que je retrouve dans ton film. On a d’un côté un goût du spectacle porté à l’extrême. On porte des paillettes, des faux-cils, on agit de la façon la moins discrète possible, jusqu’à faire de soi-même un spectacle vivant. Mais en même temps, personne ne se prend vraiment au sérieux : il y a une sorte d’humour qui sauve tout. Genesis est capable de passer des heures à se maquiller, mais c’est aussi la première à en rire. Même couverte de paillettes, elle garde une humilité fondamentale,
M.L. Elle est capable de rire de tout, d’elle-même, et en même temps c’est quelqu’un de très profond, grave et timide. Très timide, en dépit de ce qu’on pourrait croire.
No.L. Quelle est la place que le film accorde à cet humour ?
M.L. L’humour a une place centrale dans tous mes films. Je suis timide, et je ne sais pas comment raconter les choses graves. Pourtant, l’humour me semble plus difficile en soi : un mauvais humour peut-être franchement négatif, vulgaire. Mais cela reste essentiel pour moi, même difficile : savoir tourner les choses en dérision, c’est nécessaire, et cela cache toujours des sentiments très forts.
N.L. Qu’est-ce que ce film-là dit de particulier de toi ?
M.L. C’est un grand challenge pour moi d’avoir réussi à faire un long métrage. En général, je fais des portraits, je rassemble des impressions. Pour la première fois, avec ce film, j’ai réussi à raconter une histoire, et je ne pensais pas être capable de le faire, qui que je puisse être. Je sais absolument pas faire une dialogue par exemple. Je serais terrorisée par l’idée de faire une fiction. Mais je pense que j’essaierai d’en faire une, précisément parce que c’est quelque chose que je ne sais pas faire.
No.L. Dans les 45 dernières secondes, on voit Genesis qui porte une robe en tulle blanc, on a l’impression qu’elle est portée par une vagues, et il y a des paillettes qui tombent. La plupart du temps, les paillettes, les strass, renvoient au monde de la fiction. Mais à la fin de ton film, sans vraiment pouvoir mettre le doigt dessus, j’avais le sentiment que cela renvoyait à quelque chose de tout différent, qui n’avait plus rien à voir avec l’artifice. Qu’est-ce que ce dernier plan signifie pour toi ?
M.L. Pour moi c’est une ouverture. On part de quelque chose de triste et d’émouvant, qu’il y a surtout dans la chanson, mais il y a aussi cette ouverture à quelque chose d’autre : de la beauté, de la fragilité dans un décor ridicule, et beaucoup de grâce venant de Genesis, aussi. On dirait une sorte de déesse dans un champ de paillettes. Cette dernière scène est très cinéma, très théâtrale. Elle veut dire que, même dans un documentaire, ça ne m’intéresse pas trop de savoir si tout est vrai ou non.
No.L. A partir du moment où il y a une caméra, le dialogue est biaisé.
M.L. Même si c’est Godard qui te parle, ce n’est peut-être pas vrai du tout. Ce qui m’intéresse, c’est que la voix de Genesis a porté une histoire, et que j’ai choisi ma façon de la monter, de la couper et de lui donner une continuité. Quelqu’un d’autre se serait peut-être plus rapproché de la réalité.
No.L. Finir par une image comme ça, c’est un peu dire zut au biopic et à ceux qui veulent toujours voir l’envers du décor.
M.L. C’est rêveur, aussi. Je suis fascinée par les images, j’ai grandi en aimant des films muets surréels, et en général complètement barrés. Les images sont tout ce qui reste, encore plus que l’histoire. La première image de mon film, c’est Genesis déguisée en oiseau. Et le personnage qui vient ensuite va forcément nous dérouter après cette image-là. Cette Genesis-oiseau n’est pas du tout celle que les gens connaissent, la Genesis rock n’ roll.
No.L. Finalement, tu as été une actrice à par entière dans ce changement permanent qu’est la vie de Genesis.
M.L. Je l’ai aidée à atterrir dans un milieu qu’elle ne connaissait pas. Les festivals de cinéma, c’est tout nouveau pour elle, et elle adore. Tout change, c’est une nouvelle partie de sa vie, et de la mienne aussi.
No.L. Parce que c’est ton premier film en compétition ?
M.L. Mon premier long, surtout.
Formellement parlant, la rencontre s’est arrêtée là. Nous sommes parties ensemble en direction du métro. J’ai parlé de Velvet Goldmine, et elle des girls de Tournée. La nuit tombait. Put out the torches ! Hide the moon ! Hide the stars ! Sur les quais de la Seine, Oscar Wilde emboîtait le pas à Diderot. Au palmarès, The Ballad of Genesis and Lady Jaye a fait l’objet de deux mentions spéciales.
Propos recueillis et mis en forme par Noémie Luciani à Paris, le 27 mars 2011.