Fruit d’une décennie de gestation, le livre d’Emmanuel Burdeau frappe d’abord par sa grande simplicité, comme si un ultime saut qualitatif dans la réflexion avait permis au critique de trouver la clé d’une exposition claire et distincte, d’un discours lisse et coulant. Et, en même temps, cette simplicité s’appuie sur une logique riche et complexe, qui ne dévoile jamais ses fondements mais rend l’ouvrage plus riche que toute monographie enregistrant simplement les faits et les motifs. C’est la première force de ce livre : à la fois fluide et solide, écrit dans une langue légère, glissante, qui prend le lecteur dans un mouvement fait de déplacements continus, d’inversions, divisions, circonvolutions autour d’un problème central qui ne saurait se résoudre en une fois, mais ne peut s’appréhender que par une série d’analyses différentielles.
Il y a un topos critique sur Minnelli, qui court de Jean Douchet à Gilles Deleuze : Minnelli est le cinéaste du rêve, d’un rêve étendant sa toile d’araignée autour de personnages dont il précipite le drame. Cette thèse s’accorde avec l’image d’un cinéaste esthète faisant de l’art la seule fin des choses et du rêve la seule forme de l’art. Emmanuel Burdeau déplace cette thèse en la minorant : le rêve n’est que secondaire ; le vrai problème de Minnelli serait plutôt : comment faire monde, comment l’aménager, construire un espace. Il n’est pas que weaver of dreams, tisseur de rêves, mais aussi géographe, arpenteur, ingénieur : son cinéma pose inlassablement la question de la demeure, et est hanté par la fissure, la fêlure venant sans cesse fendre cet habitacle. Scolie : le cinéma minnellien n’est pas l’assomption de l’« ars gratia artis » de la MGM, mais la mise en cause de cette pseudo-gratuité, la question toujours relancée de la valeur de l’art.
Seulement, cette hypothèse n’est jamais avancée en bloc. L’écriture de Burdeau n’est guère assertive, n’apporte jamais de réponse définitive. La forme de l’ouvrage est singulière. Le postulat de toute monographie, c’est le principe de totalité : l’œuvre fonctionne comme un tout, un seul organisme aux parties cohérentes. D’où le fait que la majorité des monographies adopte pour plan un système d’entrées thématiques. Burdeau évite cette cohérence trop formelle pour adopter une méthode a priori plus humble : la narration, la série de commentaires locaux laissant chacun une grande part au récit du film. Les chapitres et parties s’ouvrent toujours par une plongée in media res, dans le corps même du film dont les éléments essentiels nous sont donnés. Il est ainsi possible de suivre le livre avec aisance sans connaître la filmographie dans sa totalité. Les concepts, définitions, idées surgissent de cette saisie immanente du mouvement du film. Aucun paradigme ne vient occulter les singularités, c’est de leur dynamisme même que naissent les variations thématiques observées au long de la carrière du cinéaste.
Ce parti pris méthodologique, Burdeau l’expose dans une analyse de The Bad and the Beautiful, méta-film révélant les fondements de l’art minnellien : « Il ne suffit pas de noter une cohérence. Il importe davantage de voir comment des leçons d’ouverture continuent de s’ouvrir au sein du film. Ce qui se reconduit de Shields à Minnelli ou de Minnelli à Shields, n’est qu’une logique sans logique rétive à tout credo à l’exception d’un seul : le cinéma n’a pas de lieu ». Logique qui se reconduit à l’auteur du livre lui-même. Plutôt qu’une cohérence, il cherche des ouvertures, sous le double sens que ce mot recouvre : la manière dont les films s’ouvrent les uns aux autres, communiquent par un système de reprises et de relances qui sont autant de déplacements ; la façon dont les films se fendent eux-mêmes, pris dans une division interne transversale qui les prive de tout caractère organique. Rappelons que Foucault, dans Naissance de la clinique, avait fait de ce geste d’ouverture (là, des cadavres) le début de toute la médecine clinique moderne : la première à plonger son regard non dans l’ordre de la nature et des idées vraies, mais dans les méandres du corps, circulant dans ses parties désaxées. Il faudrait créditer Burdeau d’un geste équivalent : il ouvre le corpus minnellien non pour y trouver la trace d’un ordre raisonné, mais le cheminement de singularités au réseau éclaté. Aussi, que le cinéma n’ait pas de lieu implique qu’aucune formule englobante ne puisse donner le sens de l’entreprise minnellienne : pas d’essence, mais une trajectoire.
Le plan adopté révèle alors toute sa richesse : parler des films comme autant de monades permet de saisir les mutations parcourant l’œuvre, en ressaisissant ces points atomiques à l’aide de notions plastiques, toujours changeantes. La première partie, consacrée à la logique des genres, est de ce point de vue exemplaire : les différents cas sont soudés autour d’un problème général – la demeure – qui se subdivise en questions particulières correspondant aux différents genres (la scène pour la comédie musicale, la maison pour la comédie, le foyer pour le mélodrame). Il s’agit de formuler une loi à travers des cas, de saisir une idée à partir du mouvement des films. Ce geste a une généalogie : elle vient de Daney et de Deleuze, qui, sans être expressément nommés, sont, aux côtés de Rancière, très présents dans ce livre. La critique vise à atteindre l’idée, le problème, la question qui configure, organise le tout de l’œuvre tout en permettant, par ses relances perpétuelles, les mutations de celle-ci. Méthode qui va au-delà de la triste recension de la critique thématique, tout en suivant la courbe singulière de l’auteur, le lent accompagnement de « la décrépitude de son art » : noces du système et des singularités, de l’historique et du logique.
On comprend mieux la clôture du livre : monade lui-même, il laisse une très faible part au biographique comme au contexte de production, et n’évoque jamais d’autres films que ceux de Minnelli. Cela parce qu’il situe son regard à l’intérieur de l’œuvre plutôt qu’il ne tente de la saisir par une série de déterminations empiriques auxquelles on ne saurait la réduire. S’il y a une confrontation avec l’extériorité, c’est suivant l’angle d’une comparaison avec les autres arts, mais cela parce que Minnelli est, plutôt qu’un esthète, le cinéaste qui a le plus posé la question de l’art en tant que tel, de sa valeur et de sa force : il le met à l’épreuve plus qu’il ne le glorifie, nous dit Emmanuel Burdeau. Le seul personnage esthète de Minnelli, Julio Desnoyers dans The 4 Horsemen of the Apocalypse, meurt d’hypostasier l’art en découvrant finalement qu’il n’y trouvera la clé d’aucune rédemption et que seul un engagement sans gloire dans l’armée des ombres peut sauver son engagement esthétique. Lui répondent les héros de Some Came Running ou de The Pirate qui, comme le premier, trouvent le salut de l’art dans l’assomption de l’alcool et de l’amour ou, pour les seconds, dans sa vocation au pur divertissement. C’est dans les métamorphoses du visage de l’art, du lien de l’art avec la vie comme de celui du cinéma avec les autres arts, que se lit la trajectoire du livre, de l’œuvre, des oscillations du « dilemme d’un art qui doit à la fois, et d’un même mouvement, sans cesse exhausser et sans cesse démentir sa magnificence. » Le film s’ouvre sur un début de carrière représentant l’assomption de l’art, la dilution de la vie, du monde dans le cocon esthétique : les premières comédies musicales montrent cet empire, la capacité de la danse à soumettre son décor à son propre mouvement. Mais ce monde s’effrite déjà : des blessures viennent sans cesse entamer les images et les êtres, l’écran est lacéré. Burdeau décrit un morcellement chronique du monde, du plan, des figures, le règne endémique de la division qui partout instaure sa fêlure : entre le dit et le vu, entre les deux plans du même cadre, entre le pensé et l’agi, entre le cinéma et lui-même ; se découvre ainsi une faille entre toutes choses, comme si la fêlure était devenu principe ontologique. La coupure vient remplacer la couture, « l’origine est la division, la division est l’origine. » Le cinéma minnellien n’est plus la puissance du rêve total, mais la revue permanente de sa propre impuissance qu’il retourne en vertu : art impur, cinéma bâtard.
Cette analyse apporte, sur la fin du livre, une nouvelle manière de penser les modernités qui rompt entièrement avec tout schéma moderniste, et dont le principe pourrait à bon droit être étendu à d’autres œuvres. Burdeau se refuse à toute compréhension de la modernité comme simple fin de l’innocence, destruction de la cohérence, mise en valeur des clichés : la division était là dès le classique, l’écart ne s’est pas creusé mais déplacé. Il y a toujours déjà partage, aussi le moderne n’est-il qu’un nouveau partage des partages. La modernité est, dit-il, « transvaluation », « transfert de forces » : l’emprunt à ce schéma nietzschéen permet de voir dans le moderne non un crépuscule, une faillite, mais un simple déplacement dans l’économie générale des œuvres. Dans le cas de Minnelli, il s’agit d’un ré-équilibrage des rapports entre la vie et l’art : dans un des plus beaux chapitres, consacré à Fred Astaire et Gene Kelly, Burdeau montre que la danse s’est peu à peu diluée dans le monde au point de se soumettre à son mouvement plutôt que de l’emporter dans celui qui lui est propre. La vie a ravalé l’art – s’il y a une modernité cinématographique, elle est dans l’assomption de ce monde ordinaire, sans lumières vives ni corps glorieux.
On ne s’étonne pas, alors, que Burdeau peigne un Minnelli proustien : qu’est-ce que l’histoire de la Recherche sinon celle de la déception de l’art se rédimant finalement dans la découverte d’une affinité entre œuvre et vie dans l’expérience du temps-mémoire ? Ce n’est pas pour rien que les deux derniers chapitres sont consacrés à l’enfance et au temps, et que l’ultime analyse, dans le mouvement conclusif, se concentre sur la séquence la plus proustienne de Minnelli : celle où, dans Gigi, Gaston Lachaille, attablé aux côtés de l’excentrique et catin Liane d’Exelmans, se répète inlassablement « She isn’t thinking of me », drame qui nourrissait déjà l’inlassable angoisse du narrateur de la Recherche à l’égard d’Albertine. Et ainsi, de la même manière que Proust a accompli le destin de la littérature, Minnelli apparaît comme le cinéaste du cinéma, comme celui qui, par-delà tous les partages du classique et du moderne, a inventé « un cinéma au second degré ».