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Portrait du producteur en ar(t)istocrate

Le cinéma d’auteur cantonne par principe le producteur à un relatif anonymat. Paulo Branco, Alain Rocca, Pascal Caucheteux, Christophe Rossignon, Carole Scotta, Philippe Martin, etc. La centralité de leur fonction s’accompagne d’un faible niveau de notoriété, qui dépasse à de rares exceptions près les frontières professionnelles du cinéma français.

Quatre d’entre elles légendent pourtant notablement son histoire : celles de Georges de Beauregard (1920-1984), Daniel Toscan du Plantier (1941-2003), Humbert Balsan (1954-2005) et Pierre Chevalier (né en 1945). Au-delà des marques de reconnaissance cumulées au cours de leurs carrières (nominations et invitations, traitement médiatique, prix et cérémonies honorifiques, volume du réseau social et professionnel constitué, etc.), ils se distinguent par l’attribution d’un statut « d’auteur » à part entière, à la manière des éditeurs historiques du Quartier Latin. Les métaphores de « chef d’atelier », de « directeur de collections » ou de « patron de studio », utilisées occasionnellement pour les qualifier, marquent à la fois un effet de valorisation et son exceptionnalité. Cet atypisme se comprend à la lumière de trajectoires singulières.

Le premier, après une expérience fondatrice de résistant et de journaliste, puis un exil espagnol occasion de son passage à la production, accompagna, voire précipita, l’accès à la réalisation des représentants Cahiers de la « Nouvelle Vague » : « Georges de Beauregard, producteur » (Archives INA)

Le second, jeune publicitaire remarqué, ambassadeur zélé puis griot inégalé du cinéma français, dont la moustache « Belle Epoque » et le verbe chanté égayèrent deux décennies de plateaux télévisés, est associé aux années artistiquement audacieuses et économiquement ruineuses de la « Mama » Gaumont :


 

Le troisième, introduit au cinéma par Robert Bresson, il se donna tout entier à l’idée romantique de l’évanescent cinéma indépendant : « Humbert Balsan, le secret » (France culture)

Quant au dernier, il recueillit trente ans durant, du C.N.C à Arte, les projets en mal de développement, soutenant avec une égale attention et un sens pratique de la real politik la génération du « jeune cinéma français » : « Le retour du (Pierre) Chevalier » (Télérama)

La diversité de ces trajectoires masque toutefois l’identité de leur origine sociologique, située à la frontière de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. Cette condition de fils de bonne famille, nés hobereaux, explique une socialisation opérée dans les cercles de notabilité (lieux d’enseignements privés et religieux, rallyes, salons, etc.) et une affinité élective pour la ville de Paris, dont l’intensité de la vie sociale, culturelle et artistique rompait avec le conservatisme réglé de leur jeunes années.

A cette commune extraction s’ajoute une prise d’écart symétrique avec les attentes professionnelles de leur milieu d’origine. En effet, le monde des arts, pratiqués et côtoyés dans un esprit d’éclectisme éclairé (le cinéma « d’auteur » mais aussi la littérature, l’opéra, la peinture et la philosophie) leur servirent indistinctement de moyen d’émancipation, de refuge et de provocation à l’égard d’un cercle familial désapprouvant le plus souvent leur choix de carrière cinématographique.

De cette ambivalence, mêlant culture aristocratique et manquement à la carrière destinée, découle des personnalités Janus, combinant dans un balancement héraclitéen, éducation stricte et tendances à l’anticonformisme ; affabilité dix-huitiémiste et sureté du goût ; orgueil d’airain et altruisme non feint ; pudeur des sentiments et exposition médiatique ; capacité à inspirer confiance aux financiers et audace dispendieuse les engageant sur de multiples projets ; authenticité et usage subtil de leurs armes sociales les mieux assurées (l’esprit, l’érudition et le maintien), forgées dans leurs années de formation et la fréquentation des « salons ». Ce singularisme sociologique est à l’origine d’un effet de halo, qui leur confère l’allure de personnages d’un autre temps.

Or c’est précisément cette filiation aux siècles passés, par mémoire familiale interposée (la généalogie de la famille de Beauregard remontant au XIe siècle, celles de Daniel Toscan du Plantier au XIVe, celles d’Humbert Balsan, affilié aux Wendel, au XVIIe), qui conditionne la singularité de leur conscience et de leur sensibilité, tournées, non plus vers la perpétuation du patrimoine hérité (l’appendice « du Plantier » arraché au personnage « Toscan » symbolisant ce changement d’orientation), mais celles des arts ; le cinéma en tant que forme symbolique du temps étant le plus à même de résister aux effets de ce dernier.

par Olivier Alexandre
samedi 29 octobre 2011

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