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Qu’est-ce qu’un philosophe va chercher au cinéma ? Quelque nourriture intellectuelle sûrement. Mais encore faut-il préciser le goût et la teneur de celle-ci. C’est ce que fait Elise Domenach dans Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme. Partant de ce problème cavellien fondamental qu’est l’exil ou la suspension du monde, elle tisse un réseau étoilé de concepts gravitant autour d’un même souci : comment se réapproprier ce qui a été perdu, le monde, l’autre et soi-même.

Stanley Cavell a été introduit en France dans les années quatre-vingt-dix sous la double étiquette de maître de la philosophie morale américaine, descendant de cette « lignée perfectionniste » initiée par les transcendantalistes américains Emerson et Thoreau et de penseur du cinéma. Quel raccord entre ces deux champs ? Qu’est-ce qu’un philosophe préoccupé par le perfectionnement du soi compte trouver dans un monde dont nous sommes absents ? Un interlocuteur plutôt qu’un objet : « Il cherche dans les films, dit Domenach, des réponses aux questions que pose une philosophie faite avec le cinéma et non sur lui ». À la racine des travaux de Cavell sur le cinéma, il y a une certaine déception face à la faillite de la philosophie : celle-ci, juchée sur ses chaires, aurait quitté le monde ordinaire pour rejoindre des cimes conceptuelles trop élevées. Le cinéma est un détour permettant un retour vers les landes d’un monde commun. Il a repris la quête laissée par la philosophie et fonctionne comme « laboratoire » : les films sont des précipités d’expérience de notre rapport au monde. Ils engagent à renouveler la question du scepticisme, le drame fondateur pour Cavell : notre exil du monde, notre incapacité à produire du sens. Le cinéma offre le programme d’une éducation morale menant à une réappropriation du monde et de soi.

La pensée cavellienne est une philosophie de l’expérience. Plus que les choses en soi, elle interroge les modalités de leur réception. Le premier livre que Cavell a consacré au cinéma en 1971, The World Viewed (La projection du monde) s’ouvre ainsi par un geste de déplacement par rapport à la question ontologique bazinienne : non pas « Qu’est-ce que le cinéma ? », mais « Quelle est l’importance du cinéma ? » – que représente-t-il pour nous ? Le cinéma n’appelle jamais de définition in se, sinon comme « médium de la transfiguration », donnant à voir notre expérience sous une forme reconfigurée. Il engage plutôt une caractérisation pratique : le cinéma, c’est ce qui est sous nos yeux, ce qui met sous nos yeux et nous force à voir ce que l’habitude dérobe à nos regards. Il ne révèle pas, comme chez Bazin, la réalité d’un monde, mais notre rapport à celui-ci. D’où ce que Domenach nomme un « réalisme second », réalisme moral plutôt qu’ontologique.

Sous « moral », il ne faut pas ranger des catégories chères aux compatriotes de Cavell, les sombres hordes cognitivistes avec lesquelles il entretient peu de rapport : le Bien, le Mal et leurs succédanés. Cavell n’a rien d’un avenger ; il s’est même toujours intéressé à des choses comme le monstrueux et l’ignoble. Sa morale est une éthique, fondée sur l’augmentation de la puissance d’agir du spectateur : celui-ci apprend du cinéma à donner du sens, de la valeur, de l’importance. What matters : c’est la seule question que pose réellement Cavell. Elise Domenach s’emploie à déployer la somme de concepts et de catégories critiques l’accompagnant. Les deux notions centrales sont l’’importance et la significance : le cinéma, miroir de notre condition, nous apprend « l’importance de l’importance », et nous montre où loger cette importance, où déposer du sens pour mieux vivre son souci de soi. Le scepticisme est une perte des repères, une maladie du sens, il nous absente du monde. Le cinéma, en retour, nous apprend à reconnaître (acknowledge) cet égarement afin de domestiquer cette expérience sceptique ; le cinéma, c’est la conversion des regards.

D’où ce que Domenach appelle une « esthétique ordinaire » doublant la philosophie du « langage ordinaire » dont Cavell s’est fait le défenseur. Armée de l’héritage d’Austin, de Wittgenstein et de Nietzsche, cette pensée du cinéma mêle la question du langage et le problème du proche : la parole est le vecteur d’une réappropriation, ramenant les mots et les choses à la maison. Cavell a montré les enjeux pratiques de cette idée dans les deux grands ouvrages où il se confronte le plus directement à un corpus cinématographique précis : Pursuits of Happiness : The Hollywood Comedy of Remarriage (A la recherche du bonheur – Hollywood et la comédie du remariage, Editions de l’Etoile, 1993) et Contesting Tears : the Hollywood Melodrama of the Unknown Woman. À partir de ces deux catégories constituées uniquement de films américains classiques – c’est d’ailleurs le seul reproche qu’on peut faire à Cavell, que de ne se concentrer que sur des films narratifs, et la plupart du temps de l’âge d’or d’Hollywood – le philosophe construit toute une scénographie du sens et de son avènement, en analysant les trajectoires spirituelles et sémantiques des personnages au cours des films. Dans la comédie du remariage, dans The Philadelphia Story de Cukor par exemple, le couple séparé initialement (Cary Grant et Katherine Hepburn) doit apprendre à surmonter cet écart passager pour parvenir à s’écouter réciproquement, que chacun puisse formuler ses doléances et entendre celles de l’autre. Katherine Hepburn doit déchoir de sa figure de vestale pour comprendre que son être ne gît pas dans sa perfection statufiée, mais dans sa disponibilité aux autres. Cary Grant, en retour, doit abandonner la bouteille pour acknowledge les claims de sa belle. Un même souci informe l’approche du mélodrame : Now, Voyager dresse le portrait d’une femme prostrée, fermée, incapable d’assumer sa parole et son être, qui finalement apprend par le détour de l’autre et de l’amour à formuler ses désirs et sa blessure. « L’esthétique cavellienne, explique Domenach, s’ancre dans le commerce humain des significations ». Le seul enjeu du drame est l’acheminement vers la parole, la reconnaissance, par le langage, de nos accords et désaccords. La conversation, le partage du commun sont les seuls vecteurs possibles d’une réappropriation de soi et d’un retour au monde. La voie et la voix tracent un même chemin. Toute la pensée de Cavell est tendue vers cette question : ce que parler veut dire ; ce qui, en retour, implique une certaine insuffisance, ou plutôt indifférence de sa part, par rapport à l’analyse des images, qui deviennent rarement objets du discours.

Ces développements donnent, dans le livre d’Elise Domenach, l’occasion de belles pages sur l’idée de perte, sur le quotidien ou la relation à l’évidence. Mais l’intérêt de son travail est surtout d’avoir mis en lumière une question qui, dans ces ouvrages écrits dans une langue rebelle à toute systématisation, fuyant toujours l’assertion, est d’une compréhension difficile : l’idée de modernité du cinéma. L’intérêt de l’approche cavellienne est qu’elle échappe à l’intrication essentielle qui a toujours liée modernité et critique de la représentation. L’idée de représentation ne fait pas problème chez Cavell – aussi parce qu’il exclut les films d’avant-garde. La modernité se définit chez lui dans des termes proches de ceux de Deleuze : elle est liée au repli du monde, à une « ontologie de l’absence ». Il y a modernité quand il y a perte des repères, quand mesure et démesure se mêlent, quand nos canons théoriques s’écroulent et que l’inadéquation impose partout sa loi. Dans de denses raisonnements sur l’automatisme propre au cinéma, sur « l’absorption au monde » qu’il implique, sur le fait historique que le cinéma est resté plus longtemps que les autres arts dans un régime traditionnel qui n’exclue pas pour autant sa modernité intrinsèque, Domenach montre que celle-ci tourne autour de deux notions : la presentness et le contingent. À l’autorité a succédé l’authenticité, la monstration d’une expérience qui nous est propre. La modernité n’est alors pas rupture avec la tradition, mais le moyen de reconfigurer celle-ci pour la rendre pertinente par rapport à de nouveaux problèmes.

La philosophie cavellienne ne se place par sur le terrain des débats qui ont nourri la cinéphilie française. C’est là que se tient toute sa richesse, dans la série de déplacements qu’elle nous permet d’opérer dans nos propres théorèmes. Aussi, plus qu’une « nouvelle théorie » venant faire table rase de nos outils, pourrait-on y chercher, au lieu d’une opposition avec Bazin, Deleuze ou Rancière, un certain couplage conceptuel autour de la reconnaissance de problèmes communs : ce qui ne pourrait que plaire à un penseur qui fait de la réconciliation la fin de toutes choses.

par Gabriel Bortzmeyer
lundi 31 octobre 2011

Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme Elise Domenach

Broché : 160 pages.

Editeur : Presses Universitaires de France - PUF.

Collection : Philosophes.

Langue : Français.

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