À trois reprises, Lucy accepte d’être plongée dans un profond sommeil afin que des hommes puissent nuitamment venir disposer de ses charmes. Ce contrat est limité par une clause : la pénétration est interdite. Le corps diaphane de la jeune fille est manipulé, léché, brûlé, mais le temple de son vagin, selon les mots de l’entremetteuse hitchockienne Clara, reste intact. La belle endormie doit paraître pure et virginale pour exciter encore un peu les vieux richards australiens. La plupart des interprétations sur le film, probablement influencées par le titre, ne portent que sur ces séances nocturnes qui surviennent dans la seconde partie. Lucy devient certes une princesse lorsqu’elle paraît, face à nous, allongée dans un lit royal dont la majesté est soulignée par un plan tout en symétrie. À travers cette figure, l’écrivain australienne Julia Leigh dénonce, selon certains, l’hypocrisie puritaine anglo-saxonne ; pour d’autres, elle livre une critique du rôle dévolu au corps féminin dans nos sociétés. Ces lectures, justifiables, considèrent l’homme comme actant (pourtant bien impuissant, à une brûlure près) et la jeune fille comme objet exploité. Cette partition est loin d’être évidente. En effet, c’est le sommeil le sujet du film et non les sévices qui le troublent à peine.
Le sommeil enchanté de Lucy débute bien avant son anoblissement, dès les premières images. En apparence, elle semble pourtant hyperactive : elle va en cours, veille sur son ami alcoolique, sert dans un bar, s’occupe des photocopies dans une entreprise, se laisse observer l’estomac dans un labo, et drague en soirée des businessmen dans des clubs de luxe. Cette chaine d’activités connaît des variantes, mais n’est jamais rompue durant le film : la jeune fille saute d’une séquence à une autre sans jamais s’arrêter. Les seules pauses qui lui sont accordées sont des plans de transition : les trajets (à pied, en voiture) et quelques siestes pour donner l’illusion que des heures, des jours passent. Ces marqueurs temporels ne jouent pas vraiment leur rôle car seul un présent interminable prévaut dans le quotidien de Lucy. Quelque soit la fonction qu’elle assume, il ne lui est, à chaque fois, demandé qu’une seule chose : être là, se tenir dans le plan et subir stoïquement les instants qui passent. Cette exigence minimale est dévoilée a contrario par les deux erreurs qu’elle commet dans son entreprise : elle est surprise avec de la musique sur les oreilles puis allongée par terre pendant que des photocopies se font. Lors de ces courts instants, elle pourrait avoir eu la tête, le corps ailleurs. Il s’agit d’une faute grave : le rôle de Lucy consiste non à produire, mais à rester docilement dans un seul espace-temps. Elle est donc renvoyée.
Durant la première partie, la jeune femme s’active pourtant consciencieusement dans les séquences qui lui sont dévolues, non par respect pour le travail, mais par manque de perspectives. Rien ne lui permet d’échapper au présent du labeur. Elle ne peut même pas s’oublier et devenir sa fonction, son rôle social car ceux-ci sont vides de sens, de symbolique. Lucy conserve une distance vis-à-vis d’elle-même, de ce qu’elle fait, mais cette distance n’est nourrie par rien. Le seul jeu qu’elle pratique avec Birdmann (son ami alcoolo) consiste à mimer des conversations de bourgeois. Cette ironie vide montre que la jeune fille et son ami ne peuvent même plus se réfugier dans un humour commun. Lucy vise à s’absenter d’elle-même, mais n’a nulle part où aller. Elle ne peut que continuer à avancer comme prise d’une transe dont elle ne peut sortir. L’aliénation est présentée comme un sommeil sans rêves, semblable à celui des nuits tarifées.
Heureusement il s’agit d’un conte : la princesse sera finalement réveillée, non par l’amour comme chez Perrault, mais par la mort. Même si baiser magique il y a, cet éveil s’opère progressivement. La première fois que l’on voit Lucy secouée, bouleversée, c’est lorsqu’elle accepte de s’allonger auprès de Birdmann qui vient d’ingérer une dose mortelle de somnifères. Le geste de cet ami – qui s’endort pour ne plus se réveiller – la sort, pour quelques instants, de sa léthargie. Son boulot de nuit lui permettra de s’en échapper tout à fait. Parfaite métaphore de son existence, cet emploi obsède Lucy. Cette expérience professionnelle lui permet de cerner le néant qui gouverne sa vie et de pouvoir enfin l’appréhender, comme tel, à distance. L’étape ultime de ce stage existentiel consiste d’ailleurs à se filmer - pour s’observer dormir. Mais la caméra que Lucy cache dans la chambre ne filmera pas que son sommeil, elle enregistrera également la mort. Durant cette nuit, un vieillard décide de se suicider auprès de la jeune fille en forçant un peu sur les somnifères de Clara. Les images de cette caméra cachée concluent Sleeping beauty : deux corps gisent dans une zone intermédiaire entre les limbes et le trépas. Impossible de dire si le vieux a déjà succombé et si la belle vit encore. Le caractère macabre des plans suggère qu’ils sont morts tous les deux. Seul un bouche à bouche énergique parviendra, en effet, à faire émerger Lucy : la princesse devait connaitre la mort pour se réveiller. Pour sortir de sa léthargie, du présent infini dans lequel elle évoluait, elle devait éprouver sa finitude. L’appréhension de la mort, de sa mort lui permet de naître au monde, en pleurs tel un nourrisson, et de commencer sa vie. Cette morale heideggérienne n’intéresse pas que comme fin mot de l’histoire, elle gouverne toute l’esthétique du film.
Il a souvent été reproché à Sleeping Beauty d’être léché, chic, anglais. D’aucuns ont émis l’hypothèse que l’écrivain Julia Leigh se protégeait, pour son premier coup d’essai, derrière cette forme glacée, parfaite. Cette explication peu généreuse a néanmoins le mérite de pointer le passage de l’écrit à l’image comme l’un des enjeux du film. Deux œuvres littéraires y sont explicitement citées : « La belle au bois dormant » de Perrault et la nouvelle d’Ingeborg Bachmann « La trentième année ». Toutes deux content l’histoire d’une renaissance comparable à celle de Lucy. Une différence majeure oppose toutefois ces opus à Sleeping Beauty : la mort ou la torpeur y est présentée comme un état initial auquel succèdent des aventures, des errances qui aboutissent finalement à un retour à la vie. En somme, dans ces textes, la quête d’une nouvelle vie est déjà une vie en soi, une existence. Ce phénomène est lié à la forme même de l’écrit : Céline décrivait la page comme un tombeau dans lequel l’auteur devait introduire de la vie. Si l’écriture prend, si les mots se gravent, la mort est mise en déroute. Cette gageure s’inverse au cinéma : la pellicule recueille du mouvement, de la vie, et la succession des projections rend extrêmement complexe l’approche de l’événement conclusif et originel du trépas. La mort devient ce que l’on recherche.
Couchée sur la page, la belle faisait désirer son éveil ; son sommeil en mouvement donne envie de la voir s’arrêter, pour de bon. Comme l’attestent les derniers plans, cette conclusion ne peut être filmée : il est impossible de faire la différence à l’image entre une personne endormie et un cadavre. La mort échappe au cinéma – qui ne peut restituer que la froideur du tombeau. Des images refroidies, endormies se succèdent jusqu’à ce que, espérons-le, la fin survienne, mais invisible.