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Oki’s Movie  de Hong Sang-Soo

Côte à côte

8.0

« Vous devriez étudier la logique » dit le professeur Song (Moon Sungkeun) à Jingu (Lee Sunkyun) dans la première partie d’Oki’s Movie. Intitulée « A good day for incantation », elle s’ouvre par un mot incompréhensible prononcée deux fois par Jingu, une sorte de formule magique imaginaire annonçant une étrange journée de sa vie. « J’aurais la connaissance suprême si je savais pourquoi chaque chose est là. Pourquoi suis-je ici, pourquoi maintenant ? » s’interroge t-il par la suite. Volonté omnisciente et répétition éternelle qui dévoilent ainsi la logique fuyante d’une œuvre qui se referme parfois sur nous, comme la Turning Gate sur le serpent, dont la est légende est racontée dans le film du même nom.

Comment renouveler les codes d’un univers qui repose sur peu de situations, des personnages récurrents, des acteurs et des thèmes – marivaudages, boissons et cinéma – familiers ? Et de même, comment tenir un nouveau discours critique sur des films qui semblent répéter les précédents ? Casse-tête typique lorsqu’il est question de Hong Sang-soo, comme un défi mental face à la subtilité de ces constructions. Car les apparences sont trompeuses. La première partie du film est a priori la plus autonome. À la fin de sa journée de travail comme professeur à l’université, le cinéaste Jingu (Lee Sunkyun) a rendez-vous dans une salle pour montrer son dernier court-métrage. Comme souvent, il est question de dualité. Le prof sermonne et il est sermonné : le matin il hurle sur une étudiante le cinéma après une lecture de scénario, et le soir face au public de la salle obscure, il est violemment critiqué, moins d’ailleurs sur son propre travail que sur sa personnalité. Par deux fois, sa journée est placée sous le signe de la rumeur. D’abord celle concernant le professeur Song, où lors d’un repas agité, Jingu demande si la réputation douteuse qui l’entoure est vraie – on l’accuse d’avoir détourné de l’argent. Puis lors de l’échange au micro après la projection, où la question d’ordre privé d’une femme dans le public emmène l’échange sur un terrain scabreux. Jingu aurait trompé sa femme, brisant les cœurs d’un couple connu de la jeune fille. La réponse est cinglante : il n’a pas fait des films pour des gens comme elle. Sincérité totale d’un projet dévoilé quelques secondes auparavant : sans thème précis en tête, un film est fait de rencontres et de hasards. Un jour ne ressemblant pas à un autre, c’est ce principe de complexité, et pas autre chose, qui doit guider l’architecture secrète d’un film.

Le raccord avec le deuxième segment est malicieux. Sur l’air cérémonial de Pomp & Circumstance d’Edward Elgar, on passe alors dans un autre petit film, King of kisses, sur l’image du professeur Song et Jingu, regardant défiler un générique dans une salle de montage au son de cette même musique. A-t-on assisté, comme dans Conte de cinéma (2005), à un film dans le film ? Pas sûr. Les rôles ont en tout cas changé, tout comme le rapport de force qui les unit : Jingu n’est plus réalisateur, mais il est cette fois-ci l’élève du professeur Song. Il faut croire Hong Sang-soo lorsqu’il dit que cette organisation en quatre parties n’était pas réfléchie à l’avance, mais purement intuitive. Il a tourné A good day for incantation en pensant qu’elle suffirait à elle seule à faire un long-métrage. Or, une fois monté, se dressait un bout à bout de 27 minutes. Il a alors repris l’idée du trio amoureux de Lost In Mountains (sketch issu du film collectif Visitors 2009 inédit en France) en engageant les mêmes acteurs. La demi-heure de matériau étant insuffisante, il a donc additionné. Simplicité du savoir-faire en même temps qu’élémentaire calcul : trois court-métrages plus un donnent un long d’1h20.

Le plus étonnant est aussi le plus court des quatre. Le lendemain matin d’une énorme tempête de neige, un professeur, dont rien ne précise s’il s’agit du même Song, débarque devant une salle de classe vide. Déprimé, il annonce au doyen sa décision de quitter l’enseignement pour pouvoir retourner un film – il recrache d’ailleurs cette frustration en vomissant le poulpe vivant qu’il vient de manger au restaurant. Lorsqu’enfin se pointent Oki (Jung Yumi), puis Jingu dans la salle de classe, le cours se transforme en leçon d’apprentissage sous forme de question réponses sur les choix moraux et le sens de la vie. Hong Sang-soo n’y arpente pas la surface du cadre général à coups de zooms et de recadrages, mais par un va-et-vient au moyen de courts panotages entre les deux étudiants avides de connaissance et leur prof désorienté. La mise en scène vise ici d’avantage à rassembler les hommes plutôt que de réaffirmer la dramaturgie des visages via le travelling optique. Le pano sert de trait d’union entre maître et élèves dans le même plan et dessine en creux l’apaisement des tensions nés d’un ménage à trois soudain oublié. Une mélancolie que renforce la douce transition vers la partie finale : l’air célébratif d’Elgar joué dans une version nue au piano. Sentiment de tristesse toujours présente chez Hong, mais débarrassé de la cruauté et de l’ironie qui faisaient le sel de certains titres précédents. Oki’s Movie creuse ainsi un sillon plus sentimental, d’êtres enfin en paix après avoir expulsé leurs démons, entrevu dans Like You Know It All et surtout Ha Ha Ha.

« On n’est pas ensemble. On est côte à côte, c’est pas pareil » dit Frédéric (Louis Garrel) à Paul (Jérome Robart) dans Un Été Brulant de Philippe Garrel. Cette pirouette résonne très fort au moment où s’achève le dernier segment nommé « Oki’s Movie ». Ses héros sont en effet rarement ensemble mais le montage va les unir, résultat d’une expérience proche du jeu des sept erreurs. Oki, amoureuse de Jingu et de Song (respectivement « young man » et « old man ») décide de faire la même ballade avec chacun des deux amants à une année d’intervalle. Au somment du mont Acha (littéralement « zut » ou « mon dieu » en coréen, comme l’interjection d’un piège se refermant sur elle), le test s’avère peu concluant pour Oki. « J’ai choisi des acteurs qui ressemblaient aux deux hommes avec lesquels j’ai eu ces histoires. Mais il se pourrait que les limites de cette ressemblance atténuent l’effet de ces deux images juxtaposées. » Juste avant le générique de fin, la phrase fait subitement vaciller. Quel était donc ce petit manège ? Était-ce donc là son film de fin d’étude ? Et les acteurs auxquels elle fait référence sont-ils encore le professeur Song et l’étudiant Jingu des deux précédents segments du film (King of kisses et After the snowstorm) ?

La méthode, fragmentaire, est pourtant parfaitement homogène. C’est l’un des paradoxes de la souveraineté du cinéma éparpillé et concentré d’Hong Sang-Soo, respirant chaque fois un air nouveau dans la répétition. Ici, on disait à propos de Ha Ha Ha que Hong répétait les films comme l’alcoolique selon Deleuze : pour accéder au dernier, car seul celui-ci compte. Oki’s Movie répète Lost In Mountains comme il rejoue un des arguments de Ha Ha Ha (deux hommes aiment la même femme) sans les singer. Le premier court métrage est quant à lui réécrit dans le prochain film d’Hong Sang-soo (The Day He Arrives, vu au festival des Trois Continents, et dont la sortie est prévue pour 2012), où un réalisateur en manque d’inspiration bute sur des situations, croise les mêmes personnes et vit plusieurs fois les mêmes évènements lors d’une interminable journée d’hiver.

par Thomas Fioretti
vendredi 16 décembre 2011

Titre : Oki’s Movie
Auteur : Hong Sang-Soo

Avec : Jung Yumi (Oki) Lee Sunkyun (Jingu)
Moon Sungkeun (Professeur Song).

Durée : 1h20mn.

Sortie : 07 décembre 2011.

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