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Duch, maître des forges de l'enfer  de Rithy Panh

Face à face, dos à dos

6.8

Rithy Panh continue son travail de cicatrisation de la mémoire cambodgienne, son patient relevé des plaies ouvertes par les Khmers rouges. Mais, face à un homme qui se dit bourreau sans s’accepter comme criminel, qui chante à la fois sa palinodie et son panégyrique, le travail de deuil devient duel avec les démons.

S21, la machine de mort Khmère rouge reposait sur l’idée d’un usage thérapeutique du cinéma : cadres secondaires de l’administration bourreaucratique et rares survivants du centre de liquidation du régime confrontaient leurs paroles, leurs souvenirs et leurs affects en rejouant des scènes de la vie quotidienne sur les lieux mêmes du camp. La répétition par après des traumas permettaient de les conjurer en les convoquant, de faire passer les blessures par les bons circuits de la mémoire. Duch, maître des forges de l’enfer obéit à un principe inverse : les lieux sont autres, cellule ou tribunal ; au travail volontaire de mémoire supplée des circonvolutions infinies autour de détails et des détours par de grandes notions abstraites occultant la trace des violences ; et il ne s’agit pas d’une reprise des gestes post-trauma, mais d’une répétition théâtrale avant le jugement de Duch par le tribunal du génocide cambodgien. Bref, deux usages opposés de la mise en scène, l’une pour faire advenir le passé, l’autre pour se garantir du futur, l’une pour s’ouvrir, l’autre pour exercer des résistances. Il ne s’agit plus, ici, de colmater des plaies mémorielles, mais d’arracher des vérités à un esprit rusé qui, maître policier, est passé expert dans l’art de l’esquive.

Le film prend donc la forme d’un long affrontement entre les échappées verbales de Duch et la somme de documents à charge qu’on lui présente ; Rithy Panh, s’il manifeste parfois sa présence par une main posée au bord du cadre, ne parle jamais. Les photos des morts, les notes de service, les rapports circulent devant le visage amusé de Duch qui explique avec patience et passion le fonctionnement du camp, sa raison d’être dans la grande machine Khmère. De nombreux extraits de S21 lui sont montrés, preuve que les deux films rentrent dans une logique antithétique. Si S21 valait tout entier comme document ou archive, ce que met en scène Duch ici – et malgré Rithy Panh – c’est la mise en crise de toute mémoire, les faits non prouvés ne valant rien, et les documents tangibles risquant toujours une contre-expertise. Duch est la négation du deuil, l’homme qui avoue pour ne pas se confesser. Sa stratégie relève de la fuite en avant : son discours se veut édifiant, radioscopie du régime telle qu’aucun opposant n’aurait pu la réaliser, dépliant facteurs politiques, psychologiques, déclinant les méthodes d’interrogatoire et expliquant la fonction de cette machine de mort au sein d’une machine dictatoriale. Mais ce discours froid, analytique, sert finalement son ultime esquive : membre intermédiaire d’une vaste administration, sa responsabilité est limitée, sinon nulle, un défaut d’obéissance aurait été promesse de mort rapide. Il s’interroge avec naïveté sur le sort de hauts fonctionnaires ayant échappé aux purges. Le défilé de mémoire lui permet de s’en extraire, et c’est par l’aveu qu’il prétend démontrer son innocence. Duch est un anti-Eichmann : le dignitaire nazi, lors de son procès à Jérusalem, refusait de voir des fautes dans ses crimes parce qu’il obéissait à la parole du Führer, qui dans le régime basé sur le Volk avait force de loi morale ; il devait donc être absous et juridiquement et moralement. Duch, plus retors, accepte la condamnation morale – se disant désormais chrétien, il connaît le sort de son âme – pour éviter la peine légale. La plus grande entourloupe discursive arrive lorsque, rappelant son ancien métier de professeur, il se présente non comme administrateur de la mort, mais comme éducateur : lui, dit-il, n’a jamais mis la main à la chair, n’a jamais tenu le bâton, mais s’est contenté de former ses sbires. Là encore, l’emphase sur la fonction sert à occulter les tâches. Duch est le maître du discours, à tel point qu’il arrive à faire jouer la parole contre la mémoire. Les plus grands moments de trouble ont lieu lorsqu’il récite en français des passages du petit livre rouge de Mao, ou qu’il déclame « La mort du loup » de Vigny pour revendiquer son stoïcisme dans les affaires du monde. Moins parce qu’ils rappellent un passé colonial que parce qu’ils révèlent la capacité de la « haute » culture, celle qui s’est voulue raffinement par excellence, à jouer avec les notions abstraites au détriment du réel, et qu’ils montrent que les germes laissés par notre passage étaient appelé à un sombre avenir.

Bref, Duch est un adversaire de taille, à tel point qu’il finit par mettre le film en échec. Face à sa calme parole, le film semble agité, toujours à tenter d’accumuler des preuves à charge ou de coincer visuellement le démon déguisé en humain. Chose étrange pour une œuvre qui prétend recueillir une parole, Duch est un film de montage très rapide. Rithy Panh insert régulièrement des archives visuelles du régime, images de Pol Pot et ses lieutenants, de défilés ou de travailleurs. Non contextualisées, elles semblent vouloir parler d’elles-mêmes, mais on peine à comprendre leur rôle stratégique : preuves, souvenirs ? Comment faire jouer comme charges des images prises par le pouvoir ? Ces ribambelles désarticulées tendent à faire imploser la structure du film. Un même démontage s’opère au niveau de la parole de Duch : Rithy Panh ne montre à chaque fois que de courts extraits avant de passer à d’autres images ou à un autre moment de leur face à face. On ne sait si ce découpage de la parole sert à coincer son interlocuteur, tant cette réorganisation joue finalement dans le sens de Duch – le film se finit sur un appel au pardon. Les variations d’échelle, entre le très gros-plan et la distance respectueuse, étonnent tout autant. Le film semble incertain et tend à la logorrhée, ne sachant où se placer face à ce monolithe opaque. Le point de vue éclate, et notre position de spectateur devient problématique. On ne sait trop si Rithy Panh nous veut juge ou témoin, quel engagement dans le film il requiert. Sans proclamer l’impossibilité d’un jugement, le film nous place dans la plus grande incertitude, mais sans faire d’elle une vertu éthique. Le rictus de Duch finit par sembler nous juger, nous. Et si l’on apprend à la fin qu’il a bien été condamné pour ses actes, le sentiment d’une défaite du duel et d’un défaut de la mémoire persiste, comme si la victoire d’une justice s’imposait malgré l’échec du deuil et la déroute de la vérité.

par Gabriel Bortzmeyer
mardi 24 janvier 2012

Titre : Duch, maître des forges de l'enfer
Auteur : Rithy Panh
Annee : 2011

Avec : Kang Kel Ieu, dit Duch.

Durée : 1h43.

Sortie : 18 janvier.

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