spip_tete

Avant même de l’avoir vu, Millenium a déjà quelque chose d’intéressant : le nom de David Fincher ne figure pas sur l’affiche. Dans un de ses articles, Luc Moullet regrettait que l’estampille de l’auteur ait aujourd’hui majoritairement, même dans le grand public, empiété sur d’autres critères. « Jadis, avant d’être un film de X ou Y, Monsieur Lange passait pour un policier de Jules Berry, La Petite Lise et La Vénus aveugle pour des mélos de série, Les dames du Bois de Boulogne pour un drame mondain de Paul Bernard. La ronde pour un film salace », tandis qu’on va aujourd’hui voir « le dernier Eastwood ». Millenium rassemble pour sa part les spectateurs pour des motifs différents : il y a les fans de Fincher, il y a ceux qui ont lu le roman, ceux qui vont voir un film avec Daniel Craig et ceux qui attendent un polar américain poisseux.

Pourtant, ce ne sont pas ces aspects (film d’auteur, film d’acteur, film de genre) qui frappent au premier abord mais, avant tout, le rythme. La séquence d’ouverture, entre clip arty et pub pour parfum, donne déjà, non pas le ton, mais le temps du film : à toute vitesse défilent sous une lumière mate d’étranges images parmi lesquelles l’œil – dont la faculté de persistance rétinienne est mise à dure épreuve – croit distinguer de l’eau qui coule sur un clavier d’ordinateur, puis sur des visages, des corps se décomposant et se recomposant, du feu...

Juste après ce générique, un homme visiblement pressé tente de fuir une meute de journalistes visiblement pressants : à leurs questions déjà trop longues, il ne répond pas, ou alors très vite, et avec exaspération. Il n’a pas que ça à faire. Il doit encore se faire engager par un vieux milliardaire pour élucider un meurtre, fouiller un passé trouble, rencontrer la jeune Lisbeth, coucher avec elle (mais vite), manquer de se faire ouvrir le ventre par un maniaque, être sauvé par la jeune femme, gagner le second round de la bataille légale qui l’oppose à l’homme d’affaire Wernerström et décevoir Lisbeth en fréquentant à nouveau sa co-rédactrice. Lisbeth Salander, dont on suit en parallèle le parcours avant et pendant sa rencontre avec Mikael, a aussi fort à faire. Même avec sa puissante moto, il lui faut se presser. Le film dure 2h38, mais le programme est chargé.

Dans la première moitié du film, rares sont les plans qui semblent excéder les deux secondes. S’il s’agissait de scènes d’action, il n’y aurait là rien d’étrange, mais ce rythme échevelé s’applique à tous les types de scènes. Après le procès pour diffamation perdu par leur journal, le tête à tête mélancolique entre Mikael et sa co-rédactrice en chef, qui s’interrogent sur la suite à donner à l’affaire, est ainsi monté comme une course poursuite. À chaque réplique en champ contre-champ est accordé tout juste le temps qu’il faut pour la prononcer, pas une seconde de plus.

Grâce au montage, presque tous les personnage se répondent du tac au tac. A ce titre, la figure de Lisbeth emblématise une manière de construire les dialogue qui traverse tout le film. Lors de la séquence qui la présente au spectateur, la jeune femme fait ainsi alterner silences butés, mais qui valent comme répliques muettes, auxquelles on accorde donc leur seconde de contre-champ, et réponses prononcées très vite d’une voix sèche.

C’est ce qui fait le charme paradoxal de ce film, dont l’intérêt réside moins dans l’intrigue tirée du livre (une vieille sauce mystico-sadique que Fincher avait déjà filmé dans Seven, relevée ici par l’inévitable pédophilie tapie derrière la cordialité tranquille des grand-bourgeois) que dans sa constance à mettre ses personnages en demeure de ne pas perdre une seconde. D’abord lors des nombreuses scènes où le temps constitue un enjeu en lui-même : quand Lisbeth doit récupérer le sac qu’elle vient de se faire piquer, et se réfugier dans le métro avant que celui-ci ne parte, quand elle doit aller sauver Mikael avant que celui-ci ne se fasse charcuter par le sadique Martin - dans un bon vieux montage parallèle toujours efficace-, ou encore dans la scène où elle doit rattraper Martin avant que celui-ci ne parvienne à s’enfuir.

Mais le temps semble aussi compté en dehors des moments d’action. Lors des scènes de sexe par exemple. Une chose est frappante, c’est qu’on n’y prend pas le temps de séduire, de laisser monter un désir mutuel, et de montrer ce développement. Dans Millenium, on soumet l’autre à son désir immédiatement, tel le référent de Lisbeth à l’assistance sociale, qui la viole dès leur deuxième entretien, ou on se donne à lui sans atermoiements. En boîte, Lisbeth et l’autre fille n’ont besoin que d’un regard pour comprendre leur désir. Avant même la naissance d’un début de flirt entre eux deux, Lisbeth s’offre froidement à un Mikael décontenancé.

De l’injonction qu’il s’est lui-même fixé -montrer le plus possible en un minimum de temps- le film tire des ressources inédites, et invente un montage particulièrement rentable. Ainsi la technique, inaugurée par Dede Allen pour Bonnie and Clyde, qui consiste à faire démarrer le son d’un plan à la fin du plan précédent est systématisée, et même élargie puisque, à plusieurs reprises, suivant une esthétique « bande-annonce », Fincher monte quelque scénettes avec le son d’un dialogue dont on ne voit les personnages qu’après-coup. Ce n’est pas nouveau, mais c’est ici tellement régulier que le film en devient étrange, comme s’il cherchait lui-même à se survoler.

C’est d’ailleurs une scène d’avion qui illustre au mieux cette technique de la rentabilité maximum. Vers la fin du film, après avoir découvert qui était le tueur en série mystique et celui-ci mort brûlé vif dans l’explosion de sa voiture, Mikael et Lisbeth n’ont toujours pas trouvé ce qu’il est advenu de Harriet. Une photo de sa cousine Anita est fixée au mur de la cabane, QG de l’enquête. Quand tout à coup, un indice les interpelle tous deux : et si Anita, que Mikael a rencontré à Londres où elle vit, sans profit pour son investigation, était en contact avec Harriet ? Un travelling avant vient alors recadrer la photographie tandis que retentit le son d’un avion qui décolle. Dans le plan suivant on retrouve Mikael et Lisbeth dans l’avion à destination de Londres. Le son de l’appareil vaut alors ici à la fois comme signe d’une intention (Anita est sûrement, d’une manière ou d’une autre, dépositaire du secret d’Harriet, il faut aller à Londres) et comme ellipse (Mikael et Lisbeth ont embarqué pour Londres) L’extrême économie du montage donne ainsi naissance à des configurations particulièrement inventives.

On pourrait dire que Millenium réussit le tour de force de maintenir l’esthétique de la bande-annonce pendant deux heure trente huit, sans sembler vraiment croire à son intrigue ni vouloir vraiment la faire croire à son public mais en lui proposant à la place un film où le plaisir du spectateur consiste justement à demeurer à la traîne, tenter de rattraper péniblement son temps de retard, à décrocher enfin et à se laisser porter, vaincu et docile, par le flux des images.

À suivre...

par Pierre Commault
lundi 23 janvier 2012

Titre : Millenium: Les hommes qui n'aimaient pas les femmes
Auteur : David Fincher
Nation : États-Unis
Annee : 2011

Avec : Daniel Craig (Mikael Blomkvist) ; Rooney Mara (Lisbeth Salander) ; Christopher Plummer (Henrik Vanger) ; Stellan Skarsgard (Martin Vanger) ; Steven Berkoff (Frode) ; Robin Wright (Erika Berger) ; Yorick Van Wageningen (Nils Bjurman) ; Joely Richardson (Anita Vanger).

Durée : 2h 38min

Sortie : 18 janvier 2012

Accueil > actualités > critique > En quatrième vitesse