Le Paradise est une petite entreprise familiale, exemplaire PME new-yorkaise. Ray Ruby (Willem Dafoe) y a versé toute son âme et son capital, et s’y accroche avec l’énergie du désespoir et l’enthousiasme de l’aveuglement, refusant de voir l’œuvre de sa vie anéantie. Il s’est battu pour ouvrir une zone franche, un espace de création logé dans les interstices de la ville des grattes-ciels, parce que la vie sans scène, sans spectacle, ne semble pas valoir la peine d’être vécue. Et de lutter contre incuries financières pour sauvegarder cet Eden artistique, entre la propriétaire, attifée de tous les prédicats de la bourgeoise burlesque (chapeau et lunettes kitsch, peau fanée, voix égrillarde), qui brandit la menace d’une exclusion, et le frère las d’investir pour sauver le navire.
Scénario qui sent son allégorie du cinéma indépendant : le club de Ray c’est le film d’Abel, le propriétaire le producteur, etc. Mais Ferrara allège la lourdeur d’une telle parabole en associant cette noble idée de l’art à sa forme la plus socialement ignoble : le spectacle ici, c’est le strip-tease, et l’épiphanie sensible qu’il propose n’est autre que le trémoussement des chairs nimbées dans les lumières baveuses des néons. Il ne s’agit donc pas d’opposer l’art, avec son certificat de pureté, aux dégradations de l’eros et à la commercialisation des fantasmes. Ils partagent un même combat : la survie en milieu hostile. Aussi, si Ray peut être un avatar du réalisateur, les go go danseuses sont, elles, des figures de la star. Le videur le répète aux clients : « tu regardes, mais tu ne touches pas » – tout comme au cinéma. Et une longue scène montre une jeune femme entreprenante aguichant un producteur pour lui arracher l’achat d’un scénario. Le destin de Marilyn est là pour le rappeler, l’accès au grand cinéma peut passer par des antichambres aux couleurs moins dorées. Une des scènes finales montre d’ailleurs une tentative de promotion des filles, passant du déshabillé au cabaret, mettant d’autres dons en avant devant un public vide d’agents et de producteurs.
On pense à L’Apollonide, qui analysait aussi le regard possessif porté par les hommes sur les femmes, qui interrogeait la violence - fétichisation, chosification - passant par ces œillades lubriques. Les décors chatoyants du film, le velouté de l’ambiance, la douceur des corps avaient pour fonction de faire ressortir le fatum tragique, la cruauté primordiale de cette situation. Ferrara esquive cette pente tragique pour aborder les rivages du grotesque ; on comprend que son esthétique soit point par point l’antithèse de celle de Bonello : lumières criardes, sons assourdissants et décalages burlesques. Aucun érotisme ici – de manière générale, chez Ferrara, l’eros n’existe que dans la mesure où il est dysfonctionnel. Les chairs sont trop débordantes, trop proches pour établir la distance et le retrait nécessaires à l’érotisme. Il y a un jeu de surenchère dans l’étalage des corps, et une insistance sur le caractère automatique, machinal de cette exposition face aux rétines décollées des hommes – les regards de ceux-ci, entre l’excitation infantile de quelques touristes chinois et l’air hébété des autres, obéissent à la même loi comique qui régit l’ensemble du film. Les hommes sont ridiculisés sans être castrés ; ils ne sont risibles que dans la mesure où ils appartiennent à un monde où tout n’est que ratés et dérision. Une des plus belles séquences du film montre, en deux temps, la performance d’Asia Argento – qui consiste à adopter les mêmes poses animales, sauvages, que celles du chien qu’elle traîne avec elle – puis son « service » rendu à Johnie Ruby, frère et financier de Ray, qui se pâme devant son éclat charnel. Ni le devenir-canin de la femme, ni le strip-tease privé offert à un homme qui multiplie les rictus enfantins n’ouvrent la voie de fantasmes bestiaux ou d’une interrogation sur l’avilissement ; Ferrara trouve dans la luxure un matériau comique : les torsions des corps, l’exhibition des parties l’intéressent dans la mesure où il peut y trouver le moyen d’une chorégraphie renouant avec l’âge burlesque, avec un monde où les corps, toujours plastiques, ne cessent de s’entrechoquer. Le grotesque, avec sa loi de l’excès, donne la clé du régime du film : trop de chair, trop de lumière, trop d’alcool, trop peu d’argent. Si donc affleure de manière insistante la figure romantique de l’art prostitué, sa charge tragique est désamorcée ; nul pathos du sacrifice, seulement l’entomologie des mœurs tarées de l’urbanité moderne, entre l’addiction au loto de Ray et celle aux lapdances des autres.
Étrangement, Go Go Tales a été présenté par la presse américaine comme une screwball comedy, lointain héritier de ce genre propre à la Grande Dépression, inventé par Hollywood pour repeindre avec les couleurs de l’amour et de l’humour la grisaille d’un réel appauvri par la crise. Il est clair que Ferrara prend au mot cette recoloration du monde, jusqu’à la surcharge ironique. Les néons importent plus que les chairs. Leur éclat blafard dégouline partout, pas un plan qui ne baigne dans une palette criarde de couleurs sans nuances. Ils s’opposent explicitement à l’image granuleuse et défraîchie des caméras de surveillance retransmises sur les multiples écrans parsemant le bureau de Ray. D’un côté le désenchantement du monde, de l’autre une tentative désespérée pour coller quelques désuètes paillettes. Là encore, la logique de l’excès mène au désamorçage : l’exacerbation des couleurs semble vouloir rappeler que l’éclat des néons n’arrive qu’à la tombée de la nuit, quand une époque a fini de vieillir. S’il y a un geste désespéré dans ce film, il est peut-être dans cette entreprise de coloration. Et si un happy end ironique vient finalement sauver le Paradis sous la forme d’un ticket de loterie gagnant, ce n’est que pour rappeler qu’une telle utopie n’a pas d’autres chances de survie que cette alliance paradoxale avec le Capital. La mélancolie pointe derrière l’humour acharné de ce film, humour qui, comme le voulait Oscar Wilde, est bien ici la politesse du désespoir. On retrouve la même influence saturnienne que dans La Comédie de Dieu de Monteiro, à la structure équivalente : le cinéaste portugais y incarnait le gérant du Paraiso, utopie identique mais sous la forme d’un magasin de glaces, et se montrait tout aussi maniaque sur la chaleur des couleurs et le soin du corps des vendeuses. Monteiro y faisait entendre un énième chant du cygne du cinéma, qui dans le temps capturait les rêves pour les inscrire dans le réel. Ferrara semble partager la même nostalgie, mais ne parvient à l’exprimer que par la violence d’un humour iconoclaste qui finit par lacérer lui-même et l’écorce du réel et le velours des illusions.